Partie 2 Madman

Sylvain leur signala que la Devil creek river approchait et allait se joindre à la Mitchell. Effectivement, tout à coup, la rivière parut doubler de largeur et de volume avec l’addition de ce nouvel affluent. Elle sembla se ranimer soudainement, comme si on venait de la réveiller de sa torpeur. Sylvain demanda alors à tous de remettre son casque en place et de vérifier que les sangles des gilets étaient bien ajustées. Jérémie, décidément toujours le plus dissipé de la bande était assis sur le sien, pour plus de confort et de hauteur, dans les longs passages d’eau calme où il était indispensable de ramer. Une nouvelle fois, il convenait de lui tirer l’oreille, semblait-il… Il dut s’arrêter le long de la berge pour s’équiper proprement pendant que les autres poursuivaient.

Jérémie pourrait être décrit comme un homme proche de la soixantaine dans un corps d’adolescent. Les cheveux grisonnants mais toujours bien fournis, pas très grand, fin et élancé, en forme pour son âge. Il semblait encore très vif et agile. Après un dernier coup sur les sangles de son casque et celles de son gilet, il jeta son raft dans le courant avec enthousiasme, pour rejoindre ses camarades.

Il ne tarda pas à les rattraper une centaine de mètres plus bas, après un slalom entre les arbres qui s’échinaient péniblement à grandir dans le courant. Il fut surpris de les voir arrêtés sur la berge. Mais quand il vit un des radeaux coincé sur un arbre à proximité, il comprit. Il s’arrêta pour rejoindre ses camarades sur les rochers bordant la rivière, tirant son engin sur les rochers comme les autres.

Le courant était passablement fort. En tout cas suffisamment fort pour rendre impossible toute traversée à la nage ou à pied de la barrière de 20 mètres d’eau emportée dans un flux continuelqui les séparait de l’arbre. La situation lui rappela immédiatement un incident très similaire de 2023. Un de leur camarade était tombé à l’eau. Son radeau s’était lui aussi enveloppé autour d’un arbre au beau milieu du courant.

Cette fois-là, leur ami avait simplement nagé par lui-même jusqu’à la berge. Tomber à l’eau faisait de toute façon parti du jeu, du fun pour employer un anglicisme. C’était le plus souvent une excellente excuse pour se rafraichir. Il est vrai qu’il fallait alors se préparer à faire face aux plaisanteries sur son « adresse hors du commun » ou sa « maîtrise olympique de la pagaie ». Le pire était bien entendu les rodomontades et vantardises sans fin de ceux qui étaient passés sans dommage. Ils n’hésitaient pas, par plaisanterie amicale, à tester votre humour, tout en satisfaisant un besoin irrépressible de se mettre en valeur. Petite vanité sans conséquence, mais qui à la longue pouvait être irritante pour ceux qui avaient chus.

En 2023, il n’avait jamais réussi à déloger par eux-mêmes le radeau de l’arbre au milieu de la rivière. Ils n’étaient même jamais arrivés à atteindre l’arbre une seule fois. Au bout de quatre heures à pester, à s’épuiser en vaines tentatives de libérer l’esquif en lançant une corde ou en essayant de traverser à pied, le bateau s’était délogé de lui-même. Il avait facilement pu le récupérer en aval dans la piscine. C’est ainsi qu’ils nommaient les eaux calmes qui suivent les rapides, où tout ce qui est emporté par le courant finit inévitablement par aboutir.

Mais cette fois-ci, la situation était différente. Rick paraissait s’agripper à l’arbre pour tenter de libérer son engin flottant. Depuis la berge, tous les autres s’époumonaient à lui crier de lâcher prise et de se laisser entrainer par le courant. La communication n’était pas aisée, le bruit de la cataracte était assourdissant.

Son épouse Rose laissait déjà paraître son angoisse sur son visage. Jérémie ne comprenait pas qu’il ne finisse pas par lâcher sa branche, ne serait-ce que d’épuisement. Quelque chose ne tournait pas rond. L’idée lui vint rapidement qu’il aurait besoin d’aide pour se libérer. Et cela n’allait pas être plus simple d’atteindre cet arbre en plein milieu du rapide que celui de 2023. Tout cela ne semblait guère encourageant.

Rick restait sourd aux injonctions de ses camarades. Voyant les minutes passer et rien de bien constructif se mettre en place, il proposa alors la solution qu’il avait déjà imaginée dans son précédent voyage. Sylvain n’avait pas voulu la mettre en œuvre a l’époque, sans doute pour lui éviter de prendre un risque inutile. Rien de bien compliqué, ni difficile, s’échinait-il à répéter : Sylvain l’amènerait avec son raft près de l’arbre, lui-même accroupi à l’avant. D’un bond, il n’aurait plus alors qu’à sauter sur le bateau ou sur l’arbre. Un peu d’agilité et d’adresse, un soupçon de chance : le tour serait joué. Il était confiant, les probabilités de réussite lui semblaient bonnes. Après avoir pesé les risques, Sylvain finit par accepter, un peu à contre cœur, faute d’une meilleure solution.

Jérémie se précipita sur son radeau, le plus en amont du groupe. Il voulait l’amener une centaine de mètres plus haut encore, pour faciliter une trajectoire permettant de frôler sans effort le lieu de l’accident. Sylvain, la tête froide, calma ses ardeurs. Il convenait avant tout de vider le radeau de tout son contenu, à savoir les quatre pesants sacs étanches logés dans les boudins. Effectivement, cela ferait plusieurs dizaine de kilos de moins à porter. Il valait mieux économiser ses forces pour la suite.

Après le portage, Sylvain s’installa en premier dans l’esquif et saisit sa pagaie. Au moment d’embarquer, regardant les eaux blanches dans lesquelles ils allaient s’élancer, plusieurs pensées traversèrent l’esprit de Jérémie. Était-il en train de faire une bêtise ? Prenait-il un risque inconsidéré ? Dans le même temps, que faire d’autre pour aider son camarade en détresse ? Il l’avait bien vu faire un signe de la main. Était-ce un énième appel au secours, un dernier adieu… ? Inutile de se gratter l’occiput plus longtemps, il fallait y aller. Il s’accroupit à l’avant. Sylvain s’engagea dans le courant.

Dès les premiers mètres, toutes les pensées sombres avait disparu de la tête de Jérémie. L’adrénaline avait repris le dessus. Il était familier de ces veillées d’aventures : le sommeil est dur à trouver, l’imagination s’emballe, les pires situations s’insinuent à l’esprit… mais une fois que l’action commence, tout devient plus clair, plus limpide. L’imagination est le plus souvent bien plus terrible que la réalité.

L’arbre se rapprochait. Jérémie signalait frénétiquement à Sylvain dans son dos de ramer à droite ou à gauche. Il comprit à ses exclamations qu’il interprétait ses gestes comme aller à droite ou à gauche, soit strictement l’inverse de ce qu’il souhaitait. Alors il s’abstint pour se concentrer sur son saut. Dix mètres, cinq mètres… que cela allait vite ! Il sauta.

Le radeau avait déjà dépassé Rick. Il parvint toutefois à saisir une branche de l’arbre, un rameau plus exactement. C’était un Acacia catenulate, un arbre endémique du cinquième continent. La nature est décidément merveilleuse, pleine de ressources. Comment faisaient-ils pour résister à un tel courant sans être déracinés ? Leur forme donnait une partie de la réponse : ils grandissaient dans le sens du courant, presque à l’horizontale. La branche qu’il avait pu saisir in extremis n’était guère plus grosse qu’une écoute de son voilier, elle paraissait pourtant tout aussi souple et solide. Elle ne rompit pas.

 Agrippé des deux mains à la branche, il fut immédiatement entraîné par le courant sous l’eau. Il luttait pour se hisser sur ce qui n’était qu’un rameau après tout… A intervalle régulier, aidé par son gilet, il parvenait à sortir la tête de l’eau et avaler rapidement une goulée d’air bienvenue. Il sentait l’eau rentrer dans les bottines de plongées que Sylvain lui avait prêtées, son maillot de bain s’arracher et lui descendre sur les genoux… Encore un effort pour se rétablir, mais rien n’y fit. Il finit par lâcher, emporté par le courant, et par réajuster son maillot…

La tête hors de l’eau, en plein milieu de la rivière, il évalua d’un coup d’œil où se trouvait son ami. Sylvain heureusement l’attendait et se dirigeait sur lui pour lui permettre d’attraper la cordelette attachée à l’arrière des radeaux, justement à cet effet. Pas de danger que les nœuds lâchent, pensait-il : il les avait faits lui-même la veille. C’était lui, le roi du nœud de chaise dans l’équipe.

Quelques coups de pagaie vigoureux et Sylvain en un instant l’avait ramené jusqu’à la berge. Il lui fallut plusieurs minutes pour reprendre son souffle, la tentative l’avait épuisé. Ses camarades inquiets l’entouraient déjà et le félicitaient. Il éprouvait une certaine fierté à cet instant, mais la situation n’avait pas changé. Rick était toujours prisonnier de son engin ou de son arbre. Il fallait y retourner au plus vite. Cette fois avec un peu de chance, il y arriverait.

Cette fois, Raf et Jack portaient le radeau jusqu’au point de départ en aval. Jérémie et Sylvain remontaient lentement la rive, choisissant avec soin leur chemin de pierre en pierre, tout en suivant leurs camarades. C’était aussi le temps de reprendre ses esprits, de regagner un peu d’énergie. Cette premières  tentative les avait bien fatigués, même s’ils se sentaient en pleine forme. Ils croisèrent Rose, le visage cette fois saisi d’angoisse. Que ce devait être terrible pour elle. Mais ce n’était pas le moment de s’attarder, ils comptaient sur les autres pour s’en charger.

A peine le temps de récupérer quelques forces, pas même celui de manger un morceau, Sylvain et Jérémie étaient de nouveau au point de départ. C’est à ce moment-là que Jérémie se demanda pour la premières  fois si Jack, malgré tout, n’avait pas un peu raison : serait-il un madman ?

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Partie 3 Madman

Pour ce second passage, il n’avait presque plus aucune appréhension, du moins pour lui-même. Il venait de se retrouver une premières  fois tout seul dans le rapide et avait retrouvé le chemin de la berge sans trop de peine, avec l’aide de Sylvain. Cette fois, il était bien décidé à ne pas rater cette seconde chance qui lui était offerte. Il se remit et à l’avant du radeau, accroupi, les fesses sur ses chevilles, prêt à bondir. Sylvain semblait lui aussi mieux préparé. Sa trajectoire vers l’arbre fut plus directe. Quelques coups de pagaies à droite, puis à gauche, l’arbre se rapprocha en un instant. Le radeau de Sylvain frôla celui de Rick . Pour la seconde fois, Jérémie  sauta.

D’un bond vigoureux, il envoya valdinguer l’engin flottant et se retrouva propulsé parmi les branches du bendee. C’est le nom local que les Australiens utilisent pour cet arbre : courbé en français, en référence à sa forme quasi-horizontale, sculptée par le courant. Cette fois il agrippa instinctivement une branche autrement plus solide que le fin rameau de la premières fois. Immédiatement, il se retrouva à nouveau presque à l’horizontale dans l’eau, en drapeau, emporté par le courant. Mais la branche plus solide lui permettait cette fois de maintenir au moins la tête hors de l’eau. Il tint bon.

Le flux était tellement fort, qu’il douta aussitôt de pouvoir tenir bien longtemps dans cette position. Il aperçut alors une seconde branche encore plus solide, qui pourrait lui permettre de s’extraire de la pression du courant. Encore fallait-il se hisser sur les deux bras, lâcher la main droite et parvenir à la saisir, sans se laisser emporter… Il prit une grande respiration et fit une première  tentative.

La branche lui échappa de quelques centimètres. Il fut sur le point d’être emporté de nouveau, comme la fois précédente. Mais il s’agrippa de nouveau des deux mains. Il fallait tenir, réessayer malgré la force de l’eau qui lui retirait à nouveau son maillot de bain, qui semblait tout faire pour lui faire lâcher prise.

Il respira, fit un effort pour se calmer et se concentrer. Puis il se tracta sur ces deux bras pour gagner quelques centimètres contre le courant. Encore une fois, et encore quelques centimètres de gagnés. Enfin pas pour son maillot de bain, qui faisant le chemin inverse, lui laissait les fesses à l’air. Un sourire lui vient aux lèvres à cet instant, cette fois il allait réussir. Il puisa dans ses dernières forces, projeta son bras droit sur la branche du haut et finit par se hisser dans un dernier effort sur le bundee, hors de l’eau. Il était épuisé, essoufflé, mais il avait réussi. Il était fier de lui.

Tout en reprenant ses esprits, s’accordant quelques secondes indispensables pour faire baisser le rythme de son cœur qui battait la chamade, il essayait tant bien que mal d’analyser la situation. Rick  était calé l’épaule droite autour du tronc, la main gauche agrippée sur une branche. Tout le haut de son corps était hors de l’eau, sa tête était protégée par son casque blanc équipé d’une GoPro mais également par le radeau. L’engin enveloppant tout à la fois le tronc du bendee et l’épaule droite de Rick , le protégeait de la noyade en déviant le courant à droite et à gauche, comme un bouclier. Le dessus du bateau faisait face vers l’amont, rempli par le flux incessant de la rivière. Du côté aval, il ne voyait que le plancher de plastique noir et l’eau fuser drue des rangées de trous qui permettaient l’auto vidage.

Il tenta de glisser sa main le long du bras et de l’épaule de Rick  pour l’aider à se libérer. Mais le fond du bateau, comme un drap noir plaqué par une force supérieure, ne lui permettait même pas de glisser un doigt. Le piège parfait. Comment Rick  avait-il réussi la prouesse de se faire coincer entre le tronc et son radeau ? Et qui plus est le dessous de son radeau ? Il eut la vision d’un calamar géant, surgi du fond des eaux, qui aurait tout à la fois décidé de protéger et de plaquer Rick  sur l’arbre. Comment diable lui faire desserrer son étreinte mortifère ?

L’angoisse et l’urgence le saisirent. Rick paraissait évanoui. La solution la plus immédiate semblait être de repousser le radeau vers l’amont, tout en espérant briser l’équilibre existant. Permettre au courant d’emporter le raft à droite ou à gauche de l’arbre, et libérer ainsi Rick . Juste au-dessus de l’épaule prisonnière, le bendee se divisait une premières  fois en deux branches presque parallèles. Un pied sur chaque branche, Jérémie  s’accroupit au côté de l’homme évanoui, le dos contre le radeau. Il reprit ses forces, puis poussa, poussa de toute la puissance de ses deux jambes. Avec son dos, il repoussa ainsi d’un bon mètre le radeau.

Mais rien n’y fit. Le monstrueux calamar refusait de relâcher son étreinte. Au contraire, après dix, vingt ? secondes d’efforts, il contraignit Jérémie  à replier ses jambes. Il l’obligea à se rassoir sur sa branche, haletant d’épuisement, le renvoyant à son sentiment d’angoisse et d’urgence. Le bruit assourdissant de la cataracte, les eaux blanches virevoltantes autour ne contribuaient guère à apaiser le petit homme épuisé. Ce dernier s’imaginait même projeté dans l’eau, un pied coincé entre les deux branches, la tête sous l’eau et se noyer à son tour. Ou glisser le long du raft et se retrouver bloqué, tout comme son compagnon d’infortune, dans les bras formidables du courant.

Y aurait-il une solution moins dangereuse ? Il tenta d’attraper les cordelettes jaunes de l’avant ou de l’arrière du radeau. C’était ridicule, vu la taille des cordelettes, l’absence d’appui et les forces en jeu. Il essaya de détacher le dossier du siège de nage, afin de diminuer un tant soit peu la prise du courant. La seule chose qu’il réussit à faire fut de libérer le coussin qui permettait de ramer les fesses au sec. Il s’apprêtait à essayer de vider les boudins du raft. Après tout il fallait bien tenter quelque chose. Son camarade était déjà inconscient, il ne resterait pas longtemps vivant. Peut-être même était-il déjà mort ?

Il tenta de signaler son intention de dégonfler le radeau en pointant la valve à ses compagnons sur la berge. Sylvain lui signifia à grands signes de n’en rien faire, difficile de comprendre pourquoi, dans un tel vacarme de chutes d’eau. Il imagina que le radeau dégonflé pourrait envelopper encore plus étroitement Rick . Il ne lui restait plus qu’à refaire une tentative de repousser le raft avec son dos, les jambes appuyées sur les deux branches. Ce n’était sans doute pas sans risque, mais que faire d’autre ?

Il était de plus en plus agité, au fur et à mesure que le temps passait. Il voyait bien que Rick  n’avait plus donné de signes de vie depuis plusieurs dizaines de minutes maintenant. Il s’épuisa plusieurs fois encore et encore à tenter de dégager le radeau avec son dos. Une fois, deux fois, trois ? Qui saurait le dire ? Il était maintenant extenué, accablé par ses vaines tentatives de libérer son ami. Il songea avec rage que même une bête comme un calamar géant aurait fini par se fatiguer, se lasser et lâcher l’affaire. La rivière lui parut au final pire qu’un monstre.

Peut-être est-ce son impuissance qui le poussa à s’avouer que son équipier était mort ? Peut-être était-ce une manière de soulager sa conscience devant tant d’incompétence à le libérer ? Il se tourna vers ses camarades pour leur signaler l’inévitable, ou plutôt ce qu’il n’avait su éviter. Rose le regardait fixement, le visage décomposé. Comment l’éloigner pour prévenir Sylvain sans quelle voit son signe ? Comment la ménager ? Les tentatives de Jérémie de lui demander de s’éloigner ne semblait à l’inverse qu’attirer son attention. Quand enfin le regard de Rose se détourna, il fit à Sylvain et aux autres le signe fatidique de la main sur sa gorge. Ils avaient compris.

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Partie 4 Madman

De son arbre, Jérémie observa ses camarades entourer Rose de leur affection. Il ne les enviait pas à cet instant. Ce n’est jamais simple de conforter une personne qui vient de perdre un proche, le compagnon d’une vie. Il vit également son ami Sylvain s’emparer de son téléphone satellite pour prévenir la Police de l’accident, procédure inévitable. La conversation semblait très animée, longue et compliquée, sans qu’il ne puisse se faire aucune idée de son contenu.

Pauvre French Dundee, ce devait être terrible pour lui aussi. Sauf à enfermer tout le monde devant une télévision, le risque faisait partie de la vie. C’était un accident tragique. Mais les répercussions pour Sylvain menaçaient d’être épouvantable. La pensée qu’il pourrait arrêter toute activité de guide faisait peur à Jérémie. Il appréciait tant ces expéditions en brousse en totale autonomie. Comme ses camarades, il en était certain.

Tout le monde paraissait avoir oublié Jérémie sur son arbre. Ce ne serait pas la dernière fois qu’il se ferait la réflexion au cours des longues heures qui l’attendaient. Le reste de l’équipe s’était refugié à l’ombre, pour consoler Rose du mieux possible. Seul Alan restait visible, assis en plein soleil, mais il lui tournait le dos. Rolf apparut un bref instant pour dégonfler les radeaux, reflexe qui permettait d’éviter leur explosion sous la pression du soleil. Puis il repartit.

Quelle heure pouvait-il être ? Cela faisait surement déjà plus de deux heures qu’il avait avalé trois cacahuètes à la dernière pause ? Il devait être deux heures de l’après-midi de l’apres la hauteur du soleil ? Heureusement l’arbre offrait un peu d’ombre. Il avait également sa chemise a manche longue pour le protéger, mais ses jambes nues avaient déjà une belle couleur rouge. Entre la faim et les coups de soleil, il se sentait prêt à nager vers la berge.

Mais personne ne semblait faire attention à lui. S’il sautait sans rien dire, il serait emporté par le courant bien en aval, peut-être cent mètres plus bas ou plus, avant de rejoindre le rivage. Ses camarades pourraient alors s’inquiéter, voyant l’arbre vide. Enfin, Sylvain revenait lui faire part du résultat du coup de fil. Jérémie lui signifia immédiatement son envie de plonger et les rejoindre sans attendre. Sylvain lui fit signe de temporiser. Mimant un hélicoptère, il lui fit comprendre que la police était en route et qu’il y aurait un hélitreuillage.

Il faudrait bien libérer Rick  d’une manière ou d’une autre. Un treuil permettrait surement d’enlever le corps, d’arracher le radeau de l’arbre ? Jérémie se rassit dans l’ombre clairsemée des quelques branches. Après tout, pour autant qu’il sache, peut-être Rick  était-il toujours vivant ? Encore qu’avec ses lèvres bleuissantes, il en doutait.

Mais pourquoi lui imposer de rester sur son arbre ? La police comptait-elle sur lui pour donner un coup de main ? Ce n’était certes pas simple d’arriver jusqu’à cet endroit au milieu du courant. Il n’avait jamais été hélitreuillé de sa vie. Ce pourrait être une expérience intéressante, un nouveau tour de manège à raconter ? Il aimait écrire et partager ses aventures. Cela l’apaiser. Aussi, même s’il ne comprenait pas bien quelle aide il pourrait apporter, il lui parut préférable d’obéir.

Il s’installa donc du mieux qu’il put dans l’arbre. Il s’allongea sur une branche, sur le dos, la casquette sur le nez, prêt à piquer un roupillon. Après tout, c’était bien lui le coq en pâte ! Il songea que ses amis ne manqueraient pas cette occasion de le moquer s’ils le voyaient à cet instant. Il se tenait quand même d’une main a une branche. Il n’était pas vraiment convaincu que s’il s’assoupissait pour de vrai, il ne tomberait pas. Mais peut-être que non ? Les bébés ont tous ce réflexe d’agrippement. L’homme ne descend-il pas du singe, qui lui dort dans les arbres ?

Dans un demi-sommeil, il se mettait à penser, à rêver. Que faire de mieux pour tromper l’attente ? Ses pensées lui venaient comme par paquet. Une idée surgissait et il tirait le fil pendant de nombreuses minutes, jusqu’à ce que le sujet soit épuisé ou qu’il devienne trop douloureux. Parfois, il devait changer de position car la posture sur le dos devenait inconfortable. Son gilet finissait par lui rentrer dans la colonne vertébrale. Il se sentait alors mieux, sur le côté, pour un certain laps de temps. Ces changements de position interrompaient le cours de ses reflexions, elles prenaient alors une nouvelle direction. C’était très décousu.

Il réfléchit à ce qu’il dirait à Rose quand il la reverrait. Ses camarades auraient eu la partie la plus difficile, celle d’amortir le choc de la brutale disparition. Mais, il ne pourrait échapper à un entretien. Que dire pour alléger la peine ? La vérité, tout simplement. Rick  s’était d’abord évanoui, sa tête était restée à tout moment hors de l’eau. Il ne s’était pas noyé, c’était certain. Il avait dû mourir d’un arrêt cardiaque progressif ou d’hypothermie, paisiblement.

Il avait certainement eu le temps de faire la paix avec lui-même, de faire ses adieux à ses proches avant de perdre conscience. C’était sans aucun doute le sens de son dernier signe de la main. Rick avait certainement fait une entrée remarquée dans la légende familiale : le grand-père décédé sur un raft dans les Kimbeley. A bien y réfléchir, c’était une belle mort, pour autant qu’une mort puisse être belle. Le matin, être plein de vie, a près de 80 ans, avec la femme que l’on aime, en route pour une aventure qui promettait d’etre exceptionnelle. Et le soir, avoir réalisé sa sortie en quelques minutes et sans douleur ? Jérémie songeait qu’il aurait bien signé lui-même pour un tel scenario.

Puis il éclata en sanglot, en prenant soin de se cacher du rivage, pour le cas où un de ses équipiers regarderaient. Il avait ouvert les yeux et aperçu le corps livide de Rick. Par un tour de la pensée, il avait vu son amoureuse a la peau si blanche, coincée a la même place. Il s’était dit qu’il aurait bien aimé faire ce voyage avec elle, comme Rick  et Rose. L’idée qu’elle puisse être à la place du mort était si insoutenable que les larmes l’envahirent d’un coup. Il dut faire un réel effort pour se ressaisir, aiguiller sa pensée vers des sujets moins sensibles.

Alors, il songea à ses yeux bleus, son regard si intense qui l’avait captivé dès leur premières  rencontre. Quelques jours plus tôt, il lui avait raconté comment la ville de Kununurra avait été envahie un matin de milliers, de millions de papillons. Sur des dizaines de kilomètres carrés et pendant des heures, ils volaient tous, éparpillés mais dans la même direction, vers une destination mystérieuse. Ils avaient imaginé que les papillons étaient une expression de ses yeux bleus qui venaient à sa rencontre. Comme il aurait aimé être sauvée par une nuée de papillons bleus envoyée par sa petite fée.

Se surprenant à délirer depuis un certain temps, il s’impatienta et décida de sortir de sa torpeur pour interroger ses amis. Il dut les héler à plusieurs reprises avant que l’un d’entre eux lui prête attention. C’était Jack qui comprit immediatement le sens de sa question. Il lui signala que l’hélicoptère était en route et devrait arriver dans une heure et demi. Que c’était long ! Jérémie répondit une nouvelle fois qu’il aurait bien plongé pour les rejoindre sans attendre. Plusieurs appels à temporiser finirent par le convaincre de reprendre son attente. Alors il se réinstalla avec regret pour reprendre sa rêverie …

Il s’interrogea sur son gout pour l’aventure. L’enfermisme de la crise du Covid, imposé à tous sans distinction, l’avait profondément affecté. L’isolement cruel dans son studio parisien l’avait conduit à la dépression. Il s’en été fallu de peu qu’il se suicide, d’un sac en plastique sur la tête, une mort par évanouissement comme dans le jeu du foulard, comme Richard. L’idée d’une vie aseptisée, enfermé entre quatre murs pour supprimer tous les risques lui semblait insupportable. Il était convaincu que Rick , comme Rose partageait cette philosophie de vie. Même s’il était loin de se considérer comme un casse-cou, que n’aurait-il pas fait pour le plaisir d’un peu d’adrénaline ?

Cela le conduisit à se remémorer ses milliers de sorties en brousse ou de plongées au cœur du monde marin. Plusieurs fois, il avait été chargé par un animal, sans dommage heureusement. Il tenta d’en faire une liste pour s’occuper. Les africains : éléphants à plusieurs reprises, rhinocéros, hippopotames, buffles, phacochères … mais pas de félin curieusement. Les seuls lions qu’il avait croisé à pied s’étaient enfuis en voyant l’homme super prédateur qu’il était. Les monstres marins : Jérémie adorait les requins et il aimait plonger seul. Il s’était retrouvé nez à nez avec tout sorte de requins. Mais une poignée de fois, la rencontre avait été plus incisive, sans qu’il y ait eu morsure heureusement… requins soyeux, albi marginatus, grand requin marteau et même le grand blanc … Il se dit que cela ferait une bonne histoire de raconter, toutes ces charges.

Parfois le bruit ininterrompu des chutes lui donnait l’impression que l’hélicoptère était sur le point d’arriver. Mais un tour d’horizon lui révélait que ce n’était qu’une impression. Combien de temps encore à attendre ? Cela devait bien faire une bonne heure qu’il patientait ? Peut-être plus ? L’impatience le repris subitement. Il se dressa à nouveau sur son arbre et cria pour obtenir l’attention de ces camarades. La question était toujours la même : combien de minutes encore à attendre l’hélicoptère et le treuillage qu’on lui avait promis, imposé ? Cette fois Jack s’éloigna pour se concerter avec Sylvain. Et c’est ce dernier qui lui répondit. Lentement, il lui montra mains grandes ouvertes ses dix doigts, avant de les refermer. Une fois, deux fois … neuf fois. Puis il s’arrêta.

Jérémie fit le calcul. Encore une heure trente ! C’est impossible !  Il ne put s’empêcher de partager son exaspération. Il y a bien une heure ou plus, Jack lui avait déjà signalé qu’il aurait une heure trente à attendre. Que signifiait donc cette histoire ? Il exprima à grands signes véhéments son envie d’en finir, de plonger les rejoindre. Mais ses camarades furent tout aussi expressifs dans leur souhait de le vouloir continuer à patienter. Que faire, sinon prendre sur soi une nouvelle fois et se rassoir ? Il se dit que, pour une fois, le coq en pâte n’avait plus sommeil.

Il aurait bien aimé interrompre cette sieste interminable, pleine de cauchemars. Mais par obéissance pour Sylvain, les consignes de la Police qu’il relayait … il tenta à nouveau de trouver un fil de pensée à débobiner. Il se souvint d’une question qu’il avait posé aux camarades de son club de randonnée parisien. Avez-vous déjà enfreint une loi, une règle ? Pourquoi ? Elle avait conduit à beaucoup des réponses diverses, si révélatrices de chacun. Pourquoi pas essayer de se remémorer toutes les fois où lui même avait traversé une frontière illégalement ? Haïti depuis la République dominicaine grâce a un jeu de plaques diplomatiques, Petites Antilles avec son voilier, Tanzanie avec le moutain club of Kenya, Guinée Bissau avec son ami El Hadj Sonko le chasseur de Lamentin. Bien que non, cette fois-là, il avait obtenu un tampon dans son passeport du consul de Bissau à Ziguinchor, moyennant une taxe d’urgence.

Jérémie croyait entendre à nouveau le bruit de l’hélicoptère parmi celui de la cataracte. Cela ne finirait donc jamais ? Il tendit l’oreille un peu plus attentivement, ouvrit un œil, puis les deux. Plus de doute, l’hélicoptère arrivait.

    *****

Partie 5 Madman

Ce n’était qu’un point bruyant dans le ciel à l’horizon. Mais aucun doute possible, l’engin volant se dirigeait droit sur lui, lui passa au-dessus de la tête. Un instant, il crut qu’ils ne l’avaient pas vu. D’excitation, il se mit à hurler pour prévenir ses camarades qui avaient encore disparu. Ce serait vraiment trop bête que l’hélicoptère reparte. Mais non, ce n’était pas possible, la police avait très certainement les coordonnées exactes. Tous les rafts bleu ciel sur la berge étaient immanquables. Les voilà qui revenaient.

Jérémie  vit qu’ils se préparaient à atterrir. Il jeta un œil en direction du soleil, déjà très bas sur l’horizon. Il songea qu’ils auraient mieux fait de procéder à l’hélitreuillage immédiatement. Après ces longues heures d’attente, il ne devait plus rester guère qu’une demi-heure avant la nuit. Pourquoi donc atterrir ? Quelle perte de temps !

Enfin, plusieurs personnes apparurent en uniforme sur la berge, ainsi que le reste de l’équipe. Trois d’entre elles avaient des uniformes bleus. L’un tenait un fusil de gros calibre à la main. La police ? Le quatrième arborait un uniforme jaune fluorescent et bleu plus une bouée ronde de sauvetage. Un pompier ? Mais que diable comptaient-ils faire avec un fusil et une bouée de plastique rouge et blanche ? Et avec cela la nuit qui arrivait. Jérémie  se dit qu’ils feraient mieux de redécoller rapidement et procéder à l’hélitreuillage sans perdre un instant de plus. La nuit approchait.

Mais non, ils se concertaient avec Sylvain. Ce dernier leur remit sa corde à lancer. Il s’agit d’un dispositif de sécurité couramment utilisé par les kayakistes. La corde est rangée dans un sac muni d’une poignée. Il suffit de lancer le sac vers la personne en difficulté, en tenant fermement l’autre extrémité de la corde. Un des policiers, un blond moustachu, grand et élancé, s’en empara et chercha un endroit pour le lancer.

Jérémie  comprit alors qu’il n’y aurait pas de tour de manège en hélicoptère. Se pourrait-il que tout ce cinéma, cette attente interminable qu’on lui avait imposée n’avait que d’autre but que de le sauver lui ? C’était impossible. Il fallait de toute façon récupérer le corps de Rick . Mais que faire d’une corde, alors que lui-même n’avait pas réussi à le libérer étant sur l’arbre. Et le pompier qui était en train d’attacher une autre corde à sa bouée ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Rien ne semblait faire sens. Pendant ce temps, la nuit approchait à grands pas. Jérémie  réalisa qu’à force d’attendre, il pourrait bien se retrouver prisonnier de son arbre et de l’obscurité. Il commençait à avoir réellement peur. C’était une chose de nager vers la berge en plein jour. Mais en pleine nuit ! Comment ne pas perdre le sens de l’orientation ? Savoir si l’on nage vers le rivage salvateur ou le milieu de la rivière ? Comment le retrouverait-on s’il était emporté plusieurs kilomètres en aval ? Ce n’était plus le corps de Rick qui était en jeu. C’était sa propre vie.

Le policier blond lança la corde de Sylvain dans sa direction. C’était un beau lancé, mais totalement inutile. Le bout de la corde atterrit a près de cinq mètres de l’arbre. De plus, il aurait fallu se placer plus en aval et coordonner le lancé, lui laisser le temps de plonger et nager quelques mètres, pour tenter de saisir la corde avant que le courant ne l’emporte.

La situation lui apparut soudain très dangereuse. S’il tombait à l’eau en pleine nuit, dans la cataracte, personne ne le saurait. Personne ne pourrait lui porter assistance. Il pourrait perdre tout repère, dériver sans fin dans la nuit noire, seul au milieu de la rivière, mourir… Pour peu qu’il se mette à pleuvoir, ce serait un véritable cauchemar. Il fit signe avec impatience qu’il voulait sauter sans plus attendre et rejoindre la berge. Mais les policiers repondaient de manière autoritaire de rester là où il était. Pourquoi donc ? Avec leurs fusils, s’imaginaient-ils qu’il y avait des salties gueules ouvertes, prêts à l’avaler à plusieurs centaines de kilomètres en aval des Mitchell Falls ?

Peu importe. Il lui apparut clairement qu’il devait compter sur lui-même pour se sauver. Et qu’il ne lui restait qu’une poignée de minutes avant la nuit. Le policier blond avait récupéré la corde à lancer. Il semblait avoir l’intention de faire une seconde tentative. Ce serait son ultime chance, il fallait la saisir. Il avait déjà décidé en son for intérieur que, quoiqu’il arrive, il sauterait.

C’était déjà une semi-obscurité. Le soleil était couché depuis près d’une demi-heure. Il voyait encore la berge, mais combien de temps avant l’obscurité totale ? Il lui faudrait nager le plus vite possible et vaincre le courant.

Plus tôt dans l’après-midi, il avait tenté d’évaluer la vitesse de la rivière. Il avait d’abord jeté quelques feuilles mais à peine avaient-elles touché l’eau, qu’elles avaient été comme avalées. Sinistre vision. Il observa alors un remous se déplacer entre deux rochers saillants, le long du rivage. Quatre secondes pour vingt mètres, vingt secondes pour cent mètres, une minute pour trois cent mètres, trois fois six dix-huit, 18 kilomètres heure… C’était quand même un sacré courant. Deux fois plus que dans le détroit de Messine, entre la Sicile et la botte italienne, qu’il avait traversé une dizaine d’années plus tôt. Il avait conclu qu’il atterrirait au mieux entre cinquante et cent mètres plus en aval, en nageant comme un dératé.

Il était aussi conscient qu’il lui faudrait être le plus fluide possible, pour nager le plus vite qu’il pourrait. De plus, en observant Rick  engoncé dans sa chemise rouge, dont la manche gauche était gonflée par le courant, il était convaincu que moins il offrirait de prise à l’eau, mieux ce serait.

Alors, lentement, il se prépara. Il ôta d’abord les bottines de plongées de Sylvain qu’il cala soigneusement dans l’arbre. Puis il entreprit d’enlever sa chemise. D’abord, la manche gauche. Pour cela il lui fallait sortir un bras de son gilet. Et pas question de tomber à l’eau sans protection dans cette obscurité croissante. Après le bras gauche, le bras droit. Il réajusta soigneusement son gilet. Le policier était maintenant prêt à lancer. Lui à plonger.

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Partie 6 et fin  Madman

Le second lancer ne fut ni meilleur, ni plus mauvais. Le sac de la corde n’avait pas encore touché la surface de l’eau que Jérémie s’était déjà jeté dans les flots. Il lui manqua plusieurs mètres pour pouvoir saisir le dispositif, et de plus, il flottait bien trop en amont pour le rejoindre en nageant. Déjà Jérémie  était emporté vers l’aval, comme un fétu de paille dans un torrent. Sans y penser à deux fois, il commença à nager avec détermination vers la berge, focalisé sur son objectif.

A peine eut-il le temps de faire quelques mouvements de crawl vigoureux, de compter une poignée de seconde qu’il se retrouva bloqué par un arbre une vingtaine de mètres plus bas. Allait-il subir le même sort que Rick  ? Il était enroulé à son tour autour d’un tronc de bendee, les deux pieds d’un côté et le haut du corps de l’autre. L’arbre le retenait au niveau de son ventre, lui coupait le souffle. Il sentit le courant lui arracher son maillot de bain, lentement mais inexorablement, sans espoir de retour cette fois. Il se félicita d’avoir eu la présence d’esprit d’ôter sa chemise, ce qui lui permit de se faufiler le long du tronc, du côté du rivage.

Il reprit son crawl vigoureux, comme si sa vie en dépendait. Il n’avait du reste aucun doute que sa vie en dépendait. Au fur et à mesure qu’il progressait vers la berge, le courant lui parut diminuer. Il en était certain d’ailleurs : c’était mathématique, les lois de l’hydrodynamique. Le courant est le plus fort au milieu de la rivière, il est nul sur les bords. Il y a même le plus souvent un léger contre, à proximité immédiate du rivage.

Les dernières brasses furent plus faciles. Déjà, deux des policiers couraient de rocher en rocher pour le rejoindre : le blond moustachu en tête et un colosse brun et barbu, celui qui une heure plus tôt paradait avec son fusil... Jérémie  avait déjà repris pied et sortait de l’eau, les couilles pendantes, comme le curé de Camaret dans la chanson, pensait-il dans un large sourire. Il avait perdu son maillot, mais il était sauf. Il avait réussi, il était heureux.

Le premier des deux policiers arriva et lui tendit la main, Jérémie  l’ignora. Sa fureur lui revint à l’esprit. Comment avaient-ils pu lui imposer une telle prise de risque ? Le faire attendre jusqu’à la nuit et lui interdire de plonger ? Pourquoi vouloir le contraindre à passer une nuit entière sur un arbre au milieu de la Mitchell river ? Ignorant la main tendue, il ne put se contenir de lui signifier le fond de sa pensée : « Thank you, but I saved myself. »

Déjà, il cherchait ses affaires dans l’obscurité. Il lui fallait au plus vite mettre la main sur sa frontale, retrouver sa tente et l’installer avant une pluie éventuelle. Il comprit que tous les autres membres de l’équipe avaient été évacués juste avant la nuit, contraints d’abandonner sur place toutes leurs affaires, qui se trouvaient réunies là, en vrac. Il se fit la réflexion que l’arrivée de la police aurait tout aussi bien pu attendre le lendemain. Quel intérêt d’arriver juste avant l’obscurité, avec un hélicoptère sans treuil, sans dispositif médical de réanimation ? Le pauvre Rick , s’il avait été toujours en vie, n’aurait pas survécu à tant d’impréparations. Il convenait d’être reconnaissant à la police d’être venue dans un lieu si loin de tout. Mais sans autre équipement que des fusils à salties, elle aurait tout aussi bien pu le faire le lendemain matin. S’il s’agissait juste de conduire une investigation sur une mort accidentelle, il n’y avait rien d’urgent. 

Ce n’était pas aisé dans la nuit, sans lampe, de retrouver ses affaires. Tous les sacs étanches des radeaux étaient identiques. Les siens étaient numérotés 9, 10 et 11. Les policiers ne le lâchaient pas d’une semelle, lui demandaient de confirmer son nom, son âge, sa date de naissance... Comme ils avaient des lampes torches, cela lui permit toutefois de retrouver ses trois sacs. Il se souvenait que sa frontale était dans le numéro 9. Il la sortit, la plaça sur sa tête, puis aveugla les deux policiers qui le poursuivaient du faisceau le plus puissant. Il leur signifia avec fermeté qu‘il était fatigué. Il les avaient attendus toute l’après-midi pour rien, ils devraient attendre qu’il se soit installé pour la nuit et qu’il ait mangé et bu, avant de reprendre leur interrogatoire.

Vivre, c’est naître, puis mourir. L’important n’était-il pas d’avoir vécu le plus d’expériences possibles entre les deux ? Rick était de ceux qui aurait répondu oui sans hésitation à cette question. Rose et tous ses amis de l’expédition seraient du même avis, pensait-il. Mais que ferait Sylvain après un tel coup du sort ? C’était sans aucun doute lui qui avait poussé le bouchon le plus loin au cours de son existence. Pied au plancher des Etats-Unis au Canada, de la Cote Est à l’Alaska, de la Tasmanie aux confins des Kimberley. A pied, a vélo, en canoë, en kayak et en raft. Fallait-il lui reprocher de ne pas avoir continué seul, d’avoir offert à quelques-uns la possibilité de le suivre dans ses aventures ? Une aventure, c’est inevitablement prendre des risques. Ou alors ce n’en n’est pas une.

Il finit par retrouver son ami Sylvain auprès d’un feu de camp, sous les étoiles. Il ne pleuvrait pas ce soir finalement. Le French Dundee était déjà occupé à faire la cuisine avec ses deux casseroles, posées sur de magnifiques pierres carrées. La routine de la brousse reprenait. C’était une plaisanterie entre eux : Sylvain aimait prendre son temps pour choisir quatre pierres parallélépipédiques. Il construisait une sorte de tunnel, aligné avec le sens du vent. Ainsi, le feu serait attisé par la légère brise du soir et les casseroles resteraient stables.

Spontanément, ils s’étreignirent et éclatèrent en sanglots, de tristesse ? de joie ? L’émotion était trop forte pour être contenue. Jérémie  lui répéta alors la réflexion qui lui était revenu en boucle tout le long de l’interminable après-midi sur son arbre :

« Je suis peut-être un madman, mais malheureusement pour notre ami Rick , je ne suis pas superman. »

Rémi Fritsch