Tout avait pourtant si bien commencé pour eux. La préparation avait été un peu longue, la prémière journée éprouvante, mais quoi de plus normal pour une expédition dans le bush, trois semaines en autonomie totale, au beau milieu des Kimberley (région d’Australie grande comme la France, peuplée de seulement 30 000 habitants) ? L’objectif des sept aspirant aventuriers : descendre en raft, de la Mitchell river station jusqu’aux Mitchell Falls. Ces chutes spectaculaires font barrage aux crocodiles marins, les redoutables salties. Elles constituent la limite entre la partie baignable sans danger, celle où toute immersion pourrait être fatale.
Depuis plusieurs jours, voire plusieurs semaines, ils avaient préparé soigneusement leurs affaires personnelles, indispensables pour une telle aventure. Tente, matelas, lampes frontales et batteries de rechange, bol, cuillère et couteau de poche, un mug pour le café ou pour boire l’eau directement de la rivière, un vêtement pour la journée, un second, sec pour la nuit, chaussures de marche pour les petites randonnées vers les spectaculaires points de vue ou les peintures aborigènes…
Bref, tous expérimentés et bien équipés.
Ils avaient également mesuré avec méticulosité leur nourriture pour trois semaines. Chaque gramme compte dans ce type d’expédition ! L’idée étant d’être capable d’affronter toute situation pouvant survenir en étant le plus léger et compact possible et avec tout le nécessaire… Car ce qu’ils emmenaient devait rentrer dans trois sacs étanches de 25 litres chacun, remis avant le départ par leur guide Sylvain.
Pour lui, la préparation avait été encore plus laborieuse. Outre les copieux et délicieux repas du soir qu’il avait prévu de leur servir, il avait aussi préparé chacun de leur mini-raft unipersonnel, les multiples équipements de sécurité, vérifié encore et encore la météo des premiers jours…
Heureusement, il en avait l’habitude. Son CV d’aventures était juste inégalable : traversée à vélo des Etats-Unis et du Canada, descente en solitaire de la Yukon river en canoë sur plus de cent jours, traversées d’est en ouest de la Tasmanie à pied et de l’Australie, aussi cinq fois cette île continent sur deux roues. Lors de la dernière, il avait bien failli mourir de soif en plein milieu du désert, n’avait dû son salut qu’à une marre boueuse contenant plus de pisse de vache que d’eau. « Un véritable délice sur le moment », disait-il avec malice. Brun bouclé, très costaud, le sourire en coin, le regard pétillant et surtout son aisance dans la brousse lui avait valu de ses amis Australiens le surnom de French Dundee, en référence au héro iconique de leur pays : Crocodile Dundee. Le qualificatif de french allait de soi, son accent français était à couper au couteau, qu’un mot à peine suffisait pour l’identifier. Il ne pouvait cacher son origine.
Les mini-rafts étaient des merveilles d’ingéniosité et de design. Importés d’Amérique, l’astuce principale consistait en une fermeture éclair étanche à l’arrière des engins gonflables. Celle-ci permettait une ouverture pour glisser leurs trois sacs d’affaires personnelles, plus le sac de nourriture commune. Après fermeture, le raft pouvait être à nouveau gonflé.
On ne voyait alors plus qu’un esquif super robuste et insubmersible. Restait à se laisser flotter le long de la rivière pendant trois semaines pour rejoindre le point de sortie, tout en admirant cette nature absolument vierge défiler comme par magie. Enfin, il y aurait bien quelques rapides à affronter et de longues parties calmes et planes qu’il faudrait traverser en ramant tout de même.
Lors de cette seconde matinée, les conditions étaient absolument parfaites. Un léger courant les emmenait sans effort à la vitesse d’un homme qui court. Ils avaient juste besoin de prendre leur pagaie de temps à autre, afin de corriger la direction pour éviter un tronc d’arbre ou un bosquet de Pandanus émergeant des flots.
Ils avaient ainsi tout le loisir de profiter de la situation pour faire connaissance. Rick et Rose racontaient à l’envie leur voyage en raft au Kamtchaka Russe, leurs orgies d’œufs de saumons fraichement pêchés. Rick était particulièrement fier d’avoir pu filmer des Grizzlis de si près qu’on pouvait entendre leur mâchoire broyer les têtes de poissons. Et les voilà, tous les deux souriant, à la veille de leur quatre-vingt ans, à se regarder amoureusement tout en se félicitant d’avoir eu une vie si riche d’expériences et d’adrénaline. Qui n’aurait pas voulu échanger sa place pour la leur a cet instant ?
Jack et Raf étaient aussi de vieux broussards australiens, aguerris s’il en est. Ils revenaient sans cesse sur l’expédition de l’année précédente, le même voyage entrepris avec Sylvain comme guide mais interrompu après onze jours. De fortes pluies avaient entrainé une élévation de la rivière jusqu’à un niveau qui devenait dangereux. Ils avaient dû affréter un hélicoptère pour rentrer à Kununurra. Mais cette année, ils étaient convaincus que la chance était avec eux. Le mois de février avait été particulièrement sec et le niveau d’eau de moins de deux mètres, contre près de huit mètres l’an dernier ! Ils avaient été tellement conquis par l’expérience qu’ils étaient de retour cette année. Jack avait même amené son fils Louis de 25 ans pour partager cette aventure avec lui. Son enthousiasme à la découverte de cette nature inviolée était communicatif. Alan complétait la partie australienne de l’expédition. Très discret de nature, il s’était attribué spontanément la dernière place du convoi, celle du radeau-balai en quelque sorte.
Jack interpella alors Jérémie, le dernier et l’autre français de l’équipe avec Sylvain, en ses termes :
« Il paraît que tu étais dans celle de 2023 ? Sylvain nous a plusieurs fois parlé de toi en disant que tu étais un Madman. C’est vrai ? »
Jérémie lui répondit en niant vigoureusement cette affirmation. D’où pouvait donc venir une idée pareille ? Il était bien évidemment accro au bush. Et sûrement aussi à l’adrénaline des sports de plein air, comme la plongée sous-marine, les safaris à canasson, les croisières à la voile, les randonnées à pied ou en kayak, les descentes de rivière en rafting… Mais enfin, certainement pas plus que les autres membres de l’équipe.
Jack, dont on comprenait déjà qu’il aimait avoir le dernier mot, le laissa parler pour finir par conclure en ces termes : « Peut-être mais quand on dit de quelqu’un que c’est un Madman, le plus souvent c’est un Madman. »
Un cri d’alarme de cacatoès blanc, ceux dotés d’une huppe jaune, mis fin à la conversation. Ce croassement d’avertissement, particulièrement dissonant et sonore, déclencha l’envol de centaines d’autres dans un spectacle aussi impressionnant à l’œil que désagréable à l’oreille. La magie du bush australien était là, devant eux, dans ce spectacle : une rivière majestueuse s’écoulant paisiblement entre deux rangées d’eucalyptus centenaires, survolée par une nuée d’oiseaux blancs emblématiques de la région. Ils pouvaient bien pardonner à ses oiseaux leur cri si peu harmonieux. Curieusement, plutôt que de s’enfuir loin du cours d’eau et de ce convoi de rafts qui les inquiétait tant, la nuée de cacatoès descendait simplement le cours de la rivière de quelques centaines de mètres pour envahir un nouvel arbre. Ce qui leur offrait la chance d’admirer leur envol encore et encore.
Jack les régalait d’une histoire de croisière en bateau-moteur avec deux aborigènes dans les territoires du Nord, alors qu’il était encore étudiant. A cours de nourriture, ils avaient aperçu une tortue de mer. Un de ces compagnon aborigène avait alors bondi sur l’animal pour s’en sasir et en faire leur repas du soir. Ils étaient tous fascinés par le récit, quand soudain, un grondement sourd se fit entendre.
Le premier rapide approchait. Les choses sérieuses allaient enfin commencer. Un frisson d’adrénaline et d’anticipation parcourut la petite équipe. Sylvain leur demanda de remettre leur casque de protection et de vérifier que leur gilet de sauvetage était bien ajusté. Il expliqua comment négocier ce petit rapide sans grand danger. Puis il prit la tête du convoi.
Quelle joie pour ceux qui avaient déjà connu l’aventure les années précédentes de retrouver enfin les eaux blanches et les vagues provoquées par la chute d’eau. Quel dommage de finir si vite ce passage. Pour les autres, ce fut la fierté et le soulagement d’avoir négocié, sans tomber à l’eau, ce premier obstacle. Tous se congratulaient bien à l’abri dans un tourbillon provoqué par une remontée du courant, à l’abri d’un rocher, au pied de la chute.
C’est alors que Rick cria : « Freshie, j’ai vu un freshie juste là ! »
Les freshies sont de crocodiles d’eau douce, à surtout ne pas confondre avec les salties, les crocodiles d’eau de mer ou crocodile marin. Autant ces derniers sont dangereux, autant les freshies sont totalement inoffensifs. A vrai dire, apercevoir un crocodile en amont d’une chute dans un tourbillon n’a absolument rien d’étonnant. Quel meilleur endroit pour chasser ou attendre une carcasse emportée par le courant ?
Raf raconta en avoir vu un, l’année précédente, s’approcher pour saisir l’arrête d’un poisson qu’il avait attrapé avec sa canne à pêche et jeté sur le sable près de l’eau après avoir levé les filets. L’animal très timide avait mis dix minutes avant d’oser sortir de la rivière et s’emparer d’un butin si tentant et si odorant. Il expliqua qu’il pouvait faire jusqu’à trois mètres et 70 kilos, mais que leur museau effilé et pointu ne leur permettait que d’avaler des insectes et des poissons de petite taille. Aucun danger, conclut-il en riant à gorge déployée.
Après ces premières émotions, l’équipée reprit sa route paisiblement vers le second rapide qui ne tarda pas à arriver. Il n’était guère plus compliqué que le premier si ce n’est qu’il faisait un virage sur la droite en son milieu, entre deux bosquets de niaouli, que les australiens appellent paperbark tree car on peut lui ôter son écorce sans difficulté. Là encore, il était bien aise d’avoir franchi sans peine le deuxième rapide. Ceux-ci sont bien évidemment le sel de ce type d’aventure. Leur passage allait rythmer les trois prochaines semaines comme ils l’espéraient tous ardemment, avec tout à la fois crainte et anticipation.
Apercevant un splendide banc de sable qui aurait bien fait leur affaire pour camper la nuit précédente, Sylvain décida alors qu’il était temps d’une première halte. Il est vrai que l’endroit était accueillant, un vrai tapis de sable lavé par la pluie, avec une large ombre pour se reposer de leurs premières émotions. Le temps pour eux de manger quelques graines et fruits secs pour recharger les batteries et de se soulager la vessie. Jérémie, que ses amis de 2023 avaient surnommé le « coq en pâte » pour sa capacité inégalable à trouver un endroit confortable et ombragé et s’endormir instantanément, baissa sa casquette sur son visage et piqua un roupillon. C’était leur dernier instant paisible de la journée mais ils étaient loin de s’en douter.