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Nouvel an aux Quirimbas (Dauphins et chasseur de trésor)

Ce week-end de Noël sous les tropiques conclu en fanfare, nous nous attelâmes  à l’organisation du nouvel an et surtout de nos vacances d’été. Ainsi le veut l’inversion des saisons dans l’hémisphère austral. Pour l’occasion, Zé nous avait ouvert son carnet d’adresses. Il semblait connaître toutes les personnes qui comptent sur le littoral du Sud au Nord du Pays.

Tous les petits pêcheurs bien entendu, même des plus petites communautés villageoises, mais aussi les gros négociants des villes portuaires de Quelimane à Pemba tirant profit du commerce, les armateurs de la flotte de pêche industrielle, les rares propriétaires de bateaux de promenade, les premiers directeurs de centre de plongées, les managers des entreprises de travaux sous-marin, les universitaires archéologues sous-marin, les propriétaires d’hôtel de bord de mer, les biologistes marins fonctionnaires de l’Etat, les protecteurs du littoral, les environnementalistes … Il les connaissait tous par leur prénom. Et autant que je pouvais le constater, tous le reconnaissait et semblait l’apprécier pour sa gentillesse, son amabilité et sa volonté de rendre service. Ils s’amusaient avec bienveillance de son obsession du coquillage inconnu. Tous paraissaient prêts à lui tendre la main avec indulgence dans cette quête dont ils ne comprenaient pas toujours le sens.       

Avec deux semaines de libres devant nous, Zé nous conseilla de tenter l’aventure des Quirimbas. Cet archipel au Nord du Pays, proche de la Tanzanie, avait longtemps été isolé par la guerre civile. Il restait selon lui encore très protégé des évolutions du monde moderne. Il nous recommandait de nous adresser à Dominique, un français arrivé à Pemba avec l’ONG marin sans frontière pour donner un coup de main aux populations du littoral. Sans trop y croire, j’envoyais un fax au numéro griffonné sur le petit bout de papier que Zé m’avait remis, prenant soin de me recommander de mon ami.

 A mon grand étonnement, je reçus une réponse manuscrite sur une page dès le lendemain. Le capitaine Dominique m’informait brièvement de la disponibilité de son navire, le Vila do Ibo, qui pouvait disait-il accueillir jusqu’à seize personnes et disposait d’une douche. Le tarif demandé était très modeste. Il incluait même la nourriture. Une telle offre ne se refusait pas. Je n’eus aucun mal à convaincre mon éternel compère Lluis, mon ami Alain venu de France pour les fêtes, Esteban plus nos amies Melessina, Aflaine et Dadinha de tenter l’aventure. Nous nous réjouissions à l’idée d’une croisière de grand luxe, dans le confort d’un navire prévu pour accueillir plus de deux fois notre nombre.

Dominique nous attendait à l’aéroport de Pemba. Il était aisé de le repérer dans cet aérogare minuscule où tout le monde se connaissait. L’accueil se faisait à la descente de la passerelle, presque sur le tarmac. Dominique avait affrété un chapa, un taxi collectif, pour l’occasion. Nous nous entassâmes avec tous nos bagages : direction la plage de Pemba où était ancré le Vila do Ibo.  Nous rejoignîmes avec l’annexe le bateau à quelques dizaines de mètres de la plage. C’était presque la nuit. Il y avait un ressac assez marqué. A l’embarquement, le moins que l’on puisse dire était que le moral était au plus bas. Tout du moins pour ceux qui avaient le mal de mer, les autres étaient plus proches de la mutinerie.

Je ne pouvais que leur donner raison. Le Vila do Ibo était un grand caboteur en bois. Il avait été construit localement par Marin sans frontière pour ravitailler les îles pendant la guerre civile. Il était effectivement capable d’accueillir seize personnes, peut être même plus, mais à même le pont. En effet, il n’y avait que deux simples couchettes disponibles pour nous sept. La douche était un placard fermé, équipé d’un sceau doté d’un pommeau de douche et monté sur une poulie, qu’il fallait remplir à la citerne. La cuisine était sur le modèle des cuisines traditionnelles équipant les boutres : à savoir un coffre en bois qui, une fois ouvert, contenait un réchaud traditionnel fonctionnant au charbon de bois ... Nous étions très loin du bateau de croisière au standard européen dont nous avions rêvé. Et les conditions de mer de ce mouillage très rouleur n’arrangeaient guère les choses. Nous finîmes par nous endormir malades ou frustrés, si ce n’est les deux à la fois.

Au réveil, nous eûmes la surprise de voir que nous étions déjà en mer. Dominique et son marin Saïdi avaient appareillé sans bruit au petit matin. Nous avions été en quelque sorte shangaïés pendant notre sommeil. Voilà qui coupa court à toute idée de mutinerie. Saïdi avait fait chauffer de l’eau et nous fûmes rapidement réconfortés par un thé trop sucré. C’est le moment que choisit une carangue grosse tête pour se manifester au bout d’une ligne de traine et achever de nous divertir de nos humeurs noires. Un grand ciel bleu dégagé de tout nuage par une légère alizée termina de nous convaincre du retour de notre bonne fortune.

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Notre première escale fut la petite ville coloniale de Ibo, perdue sur l’île du même nom. Figée hors du temps et presque hors du monde, ce village endormi abritait de nombreuses maisons coloniales dont la maison de Jeanine. Elle tenait son nom de son occupante, une sympathique bretonne en charge d’un projet de fumage de poisson financée par la Coopération française. Jeanine nous invita spontanément dans sa charmante maison en pierre de corail qui faisait face au soleil couchant. Elle possédait une terrasse ombragée qui donnait par un double escalier à la mer.

Dominique lui emprunta une immense tente qui abriterait notre sommeil sur les diverses plages le temps de notre odyssée dans les Quirimbas. Voilà qui régla efficacement et agréablement le problème des couchettes manquantes.  Quelques toasts de marlin délicatement fumé arrosés d’un filet de citron et accompagnés de Laurentina preta, et nous étions au Paradis.  Jeanine nous conseilla deux excursions : la visite de l’antique  forteresse portugaise de Saõ Joaõ Batista et la traversée à pied de la mangrove jusqu’à l’île voisine de Quirimba à marée basse.   

Comme il était facile de se projeter dans l’histoire à la visite de ce fort construit en 1791 et si bien conservé. A l’entrée du fort, un macua du nom d’Inusso se proposa pour nous guider dans notre visite. Il était forgeron et façonnait des colliers à partir d’antiques pièces portugaises en argent, à l’ombre de la monumentale porte d’entrée. C’était fascinant de le voir travailler à même le sol. Il exerçait son art sur une minuscule enclume et se faisait aider de son fils pour actionner alternativement deux soufflets en peau de chèvre. Le flux d’air continu ainsi produit permettait d’atteindre une chaleur suffisante pour fondre le métal.

Trop heureux de cette visite de Mzungu devenue si rare depuis l’indépendance, Inusso se porta également volontaire pour nous emmener le lendemain matin à Quirimba. Mais attention nous avertit il, il était impératif de partir dès l’aube pour ne pas rater la marée basse !

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Nous voici donc levés une nouvelle fois à l’aurore. Chaussés  de sandales en plastiques, en file indienne, nous suivions sagement notre guide Inusso qui marchait d’un pas vif. Nous nous enfoncions dans la mangrove en suivant de tortueux petits ruisseaux qui se vidaient dans d’autres de plus en plus grands. Inusso nous pressait pour aller plus vite.

« Regardez, c’est déjà le reflux. Allez, allez, il faut faire vite car nous n’avons plus que quelques heures de marche avant que la marée ne remonte et alors … ».

Ces paroles inachevées, mais lourdes de sens, nous convainquirent d’encore accélérer le pas. Concentrés sur nos pieds, nous perdîmes rapidement tout sens de l’orientation dans ce dédale d’arbres qui semblaient comme perchés sur des échasses.    

Et subitement, au détour d’un méandre du cours d’eau dans lequel nous pataugions à l’ombre de la mangrove, apparut un immense platier de sable encore découvert par la marée basse, parsemé de marres d’eau. Plusieurs mamans pratiquaient la pêche à pieds. Habillées de capulana multicolores, le visage recouvert d’un masque de poudre dorée, elle ramassait poulpes, poissons et surtout coquillages de toutes les sortes et de toutes les formes. Avec une pensée pour mon ami Zé, je les questionnais sur l’usage de ce butin.

« Mais c’est pour manger ! » me répondirent-elles toutes étonnées de cette question saugrenue.

Poursuivant mon enquête et devant ce panier qui contenaient des cônes, des porcelaines, des sept-doigts, des casques et j’en oublie, je leur demandais alors lesquels étaient comestibles ?

« Mais ils se mangent tous ! ».

Ma réputation de Muzungu était faite et sûrement méritée. Heureusement, Inusso coupa court à mon embarras. La marée  remontait rapidement et il restait encore du chemin à parcourir. Le platier de l’île d’Ibo était séparé de l’île de Quirimba par un étroit canal déjà bien rempli. Nous nous dévêtîmes rapidement et traversâmes en file indienne, nos habits et nos sacs sur la tête. L’eau nous arrivait déjà à la poitrine. Il était moins une.

« Muzungu ! Muzungu ! ».

Une multitude de gamins nous faisait fête, riant aux éclats et tapant dans les mains devant ce spectacle inhabituel de blancs en maillot de bain. Ils habitaient en haut de la plage, un petit village à l’ombre des cocotiers où trainaient filets de pêche, pirogues, chèvres, poules et poussins. Des tables de bois surélevées permettaient de sécher le poisson pêché au soleil.

Cette île abritait les Gessner, une vieille famille de colon allemand qui autrefois avait fait fortune dans la culture du sisal et du copra. Nous fûmes invités à prendre un café, les visiteurs étant si rares. Ils avaient réussi à survivre aux années de guerre civile, en quasi-autarcie, dans leur bout du monde.  

Puis le temps passant si rapidement, ce fût le moment du retour. Inusso, prévoyant, avait entre temps négocié au village une pirogue dotée d’une voile triangulaire à la manière des boutres, pour nous ramener sur l’île d’Ibo. La marée était maintenant à son maximum. Les racines de la forêt de palétuviers que nous avions traversée le matin même avait disparu sous les eaux. Après une navigation tranquille, à l’abri de la houle du large sous le vent des îles de Quirimba et Ibo, nous arrivâmes  au soleil déclinant en vue de la casa da Jeanine. A notre grande surprise, le Vila do Ibo avait maintenant un voisin : une magnifique goélette d’environ 60 pieds, tout en bois et en cuivre, était ancrée à ses côtés.

***

L’apparition de ce navire dans ce bout du monde avait quelques choses de magiques et d’intriguant. De retour sur le Vila do Ibo, je fis part de mon plan à mes camarades.

« Vous allez voir, nous allons les inviter pour l’apéritif à boire une bière chaude sur notre barcasse un soir et je vous parie que demain nous fêtons le nouvel an au Champagne sur leur Yacht ! »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le lendemain, nous ne tardâmes pas à faire la connaissance avec le capitaine à la boulangerie de Ibo. Comme nous l’équipage du Yacht n’avait pas d’autre choix que d’acheter son pain, cuit au feu de bois dans un four traditionnel en terre, à l’unique boulanger du village.

  

John était un riche écossais, marié à une française. Ils vivaient avec leurs deux enfants et trois marins malgaches sur ce Yacht de 1908, sillonnant l’Océan indien. Depuis quelques années, la famille naviguait au gré des vents et de ses envies, entre La Réunion, Madagascar et l’Afrique de l’Est. 

La bière était chaude sur le Vila do Ibo, c’est vrai. De plus, à marée basse, le pont du Vila do Ibo posé sur le sable était bien incliné. Mais la cuisine de Saïdi était envoutante. Grâce la magie des épices de l’Océan indien, Saïdi pouvait cuisiner le même poisson de mille et une manières différentes. Et notre modeste bateau, éclairé de deux lampes tempête, au mouillage d’une nuit sans vent, se transformait en le plus beau des salons du monde.

Nos invités nous régalaient d’histoires de leur extraordinaire quotidien. Les escales en terre française comme Mamoudzou ou Saint Denis apparaissaient comme de simple respiration destinée à remettre le bateau en état et surtout scolariser l’espace de quelques mois les enfants, afin qu’ils ne perdent pas entièrement pieds avec la société normale. Elles entrecoupaient des navigations qui avaient parfois pour objectif l’accompagnement de tournage de documentaires dans les îles les plus perdues des Seychelles ou des Mascareignes. D’autre fois, le but était d’authentiques chasses au trésor dans des baies reculées de Madagascar ou sur des récifs éloignées, proches des routes maritimes fréquentées depuis les premiers navigateurs portugais, comme en ce moment les Quirimbas.  

Comme espéré, nous terminâmes la soirée bien tard, sur la douce promesse de se retrouver plus au nord, au mouillage de l’île de Macaloe, pour une coupe de champagne à l’occasion de la nouvelle année sur leur belle goélette. Au moment de se quitter, la marée était maintenant haute, le pont de nouveau horizontal.

***

Le lendemain, nous levâmes l’ancre les premiers. Mais rapidement, grâce à un alizé bien établi, la goélette nous rattrapa toute voile dehors. Nous échangeâmes de grand signe avant de la laisser filer vers le point de rendez-vous.

C’était le premier janvier. L’année avait à peine commencée, et déjà notre premier vœu était en passe de se réaliser. John et sa famille étaient arrivés bien avant nous. Toutes voiles ferlées, la goélette était au mouillage, dans le chenal entre le village de Pangane et l’île de Macaloe. Sa longueur lui permettait une grande stabilité alors que les vagues  faisaient danser le Vila do Ibo. La table était mise sur le pont, avec une belle nappe blanche, à l’ombre d’un taud gréé spécialement pour l’occasion. Les enfants montaient dans les haubans pour plonger du plus haut qu’ils en avaient le courage dans une mer turquoise sous le soleil de midi. Sans plus de formalité, nous nous jetâmes à l’eau pour les rejoindre.

La bouteille de champagne tant espérée nous attendait dans un seau à glace. Un splendide poisson perroquet multicolore marinait dans un plat de porcelaine le temps que la braise du barbecue finisse de prendre. Gagnés par la bonne humeur des enfants, nous profitâmes de ce moment pour entamer un concours de plongeon et faire durer l’instant.

La conversation de la veille se poursuivit de manière animée. Nos hôtes continuaient de nous faire rêver en évoquant leur projet de rejoindre l’île d’Aldabra dans le Sud des Seychelles, un atoll uniquement peuplé de milliers de tortues géantes. Puis de poursuivre vers les ilots de sable blanc de Cargados Carajos au nord de l’île Maurice, pour prospecter les fonds en quête de nouvelles épaves. Il fallait presque se concentrer pour ne pas oublier de déguster le délicieux poisson perroquet accompagné de frites de manioc suivi d’un blanc-manger coco que le chef avait confectionné en guise de dessert. Si l’on ajoutait le soleil et l’alizé, nous n’avions nul besoin de beaucoup de champagne pour nous faire tourner la tête.

***

Après une courte sieste réparatrice sur le pont bercés par le mouvement du navire et rafraichis par la brise, nous hélâmes des pêcheurs de retour de leur journée de travail pour une exploration du village de Pangane. Il nous fallut faire preuve de patience, car leur minuscule pirogue taillée dans un tronc d’arbre ne pouvait guère embarquer plus qu’un seul d’entre nous à la fois. Et la propulsion à l’aide d’une pagaie issue d’un unique morceau de bois massif n’était guère rapide.

Plusieurs rangées de cases faisaient face à la plage, à l’ombre d’une immense cocoteraie. La construction traditionnelle intégralement en matériaux d’origine végétale avec notamment le toit à quatre pentes en makuti (palme de cocotier tressée) contrastait avec l’alignement parfait, l’espacement régulier et l’architecture quasi-identique de chaque case.  Ce village de cases africaines érigées sur le sable faisait preuve d’un plan d’urbanisme d’une précision symétrique surprenante. Parfois entre les cases, un enclos permettait de mettre les bêtes à l’abri des lions, avec même de curieuses petites cages en bois sur pilotis pour les chevreaux.

Ni électricité, ni tôle, ni plastique, juste quelques vêtements de coton. Pangane vivait de l’agriculture, de l’élevage et de la pêche comme le prouvait plusieurs petits chantiers navals en front de mer. Protégés du soleil par de rudimentaires structures recouvertes de palmes de cocotiers se construisaient plusieurs boutres à l’aide d’herminette et d’autres outils rudimentaires. C’était encore le règne de la marine à voile et des coques en bois à Pangane, comme le prouvaient les dizaines de boutres échoués à marée basse et la multitude de pirogues en bois remontés sur la plage. Le Vila do Ibo comme le splendide yacht de John de ce point de vue ne dépareillaient pas, même si leur silhouette était bien différente. 

La fin de l’après-midi approchant, le capitaine Dominique nous proposa d’aller camper sur l’île déserte de Macaloe, de l’autre côté du chenal.  Nous acceptâmes avec enthousiasme l’idée de cette dernière robinsonnade. Oui, toute une île rien que pour nous seuls afin de planter notre tente familiale et faire un grand feu de camp, ce serait un final grandiose à ces vacances.

***

Le lendemain matin était plutôt morose. Ce n’était pas la faute du temps, mais la nostalgie de ce voyage dans les Quirimbas déjà s’installait dans nos esprits. C’est avec regret que nous pliâmes la tente de Janine qui nous avait abrités de plage en plage. Dominique et Saïdi essayaient à tour de rôle de chasser nos humeurs maussades, mais rien n’y faisait. Nous étions sans vie assis sur le pont à subir la longue houle de l’Indien le regard dans le vague, comme hypnotisés par le ronron du moteur.

C’est alors qu’un banc de dauphins vient à notre secours. Alertés par Dominique confortablement installé à la barre du Vila do Ibo, nous bondîmes au cri de « Dauphins ! Dauphins su bâbord ! ». Quel spectacle de les voir surfer sur la vague d’étrave. Nous ne pouvions nous empêcher de saluer chacun de leur bond hors de l’eau pour respirer par un cri de joie. A plat ventre sur la plateforme de proue, il était presque possible de les toucher. Les dauphins se jouaient de nous. Ils partageaient sans aucun doute notre curiosité, nageant de côté afin de mieux pouvoir nous observer d’un œil tout rond. Et moi-même en retour, je me demandais ce qu’ils pouvaient bien penser de nous.