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De l’île du Mozambique à la baie de Pemba (Boutres et Baleines)

Ces deux semaines de plongées avec Inusso dans les eaux ceinturant la petite île du Mozambique nous avait permis d’apprécier les subtilités de la navigation sur boutre. Familier des voiliers modernes  à coque en plastique, gréés en sloop et dotés d’un accastillage moderne sur le modèle de mon cher Hobie Cat, rien ne nous avait particulièrement préparés au maniement de ces petits voiliers en bois, affublés d’un mat très court supportant une immense antenne sur laquelle est ferlée une voile triangulaire.

Quel spectacle hors du temps d’observer ces voiliers se construire sur la plage avec quelques outils rudimentaires : ciseaux à bois, marteau, scie … Nous étions fasciné surtout par ces chignoles à main, dont la rotation est entrainée par une cordelette soigneusement enroulée autour du manche et actionnée par un archet. On aurait dit le violon du charpentier de marine. Naturellement ces coques même calfatées avec le plus grand soin faisait eau de toute part et nécessitait d’écoper avec plus ou moins d’énergie suivant les bateaux.

Le virement de bord nécessitait également beaucoup de force. Il fallait d’abord ferler la voile avant de virer en passant l’antenne par-dessus le bout du mat. Impossible de naviguer au long cours sur une telle embarcation en solitaire. Même les plus petits boutres qui ne dépassaient pas six mètres demandaient au minimum deux marins, dont un costaud capable de soulever le gréement à lui tout seul.

Mais le poids et l’inertie de ces petits navires leur donnaient un aspect rassurant et leur rusticité les mettaient à l’abri de toute avarie compliquée à réparer. Leur maniement à la barre franche était physique mais très agréable. Et c’était un vrai plaisir de prendre le rappel sur une perche coincée entre deux membrures et dépassant du côté au vent. Le souffle des alizées et les deux mètres de vide surplombant une mer bleue roi défilant à toute allure étaient grisants.

J’étais devenu confiant sur la possibilité de relier Pemba depuis l’île du Mozambique sur de telles embarcations. Mais il nous fallait c’est certain un bateau plus récent que le Mektoub et un équipage plus en forme. Aussi j’avais commencé à négocier mon passage sur les conseils d’Inusso avec un tout jeune équipage qui semblait manier avec une grande habilité un boutre qui semblait si ce n’est neuf, du moins en très bon état. Le capitaine Karim était son neveu. Il semblait très confiant sur la possibilité de faire le trajet en moins de trois jours et deux nuits. Avec aplomb, il m’affirmait avoir fait le trajet plusieurs fois.

La navigation le long de la côte est de l’Afrique est millénaire. De mon séjour du nouvel an aux Quirimbas je savais qu’il existait toujours un trafic maritime sur ces boutres traditionnels notamment entre le port de Nacala, un peu plus au nord de l’île du Mozambique et  celui de Mtwara en Tanzanie. Une à deux semaines de cabotage de plage en plage, la plupart du temps en suivant une sorte de canal protégé du large par le chapelet des îles Quirimbas. Je m’étais promis de saisir l’occasion de réaliser un tel périple si elle se présentait.

Aussi, top là, le marché fut conclu avec Karim. Il m’expliqua que le départ était prévu pour deux heures du matin, bien avant l’aube. L’objectif étant d’arriver à l’étape suivante vers midi au plus tard. Je compris bien vite, au fur et à mesure de l’aventure, qu’il s’agissait là d’une très sage mesure. En effet, les aléas de la navigation à voile, sans moteur et sans instrument, impose une grande marge de prudence pour ne pas atterrir de nuit sur un rivage inconnu.

***

Nous voilà donc par nuit noire à hisser la voile pour un bord sous la lune et les étoiles, en suivant la côte noire qui se laissait deviner par contraste avec le ciel un soupçon moins obscur. L’absence de bruit si ce n’est celui du vent et des vagues était tout à la fois propice à l’imagination et un peu inquiétante. De toute manière, je faisais confiance à Karim faute d’autre choix, pour profiter au mieux du moment présent. D’ailleurs les premières lueurs de l’aube ne tardèrent guère à se manifester et s’intensifier rapidement dans un festival de couleur avec le lever rassurant du soleil.

C’était à lui de fournir la nourriture, même si j’avais prudemment pris quelques vivres supplémentaires au cas où. J’avais donc acheté pain, vache- qui- rit (un des produits typiquement français avec le Bic, que l’on trouve dans la plus modeste des épiceries de village du continent) et aussi orange et maracuja (deux fruits dont l’emballage naturel semble conçu pour le voyage). C’était aussi un bon moyen d’avoir quelques choses à partager au moment des repas. Le petit déjeuner du marin Macua (ethnie des habitants du centre du Pays) se composait de racine de tarot précuit et servi froid. 

J’avais réussi à embarquer dans mon aventure outre mes amis Lluis et Esteban, et nos copines venues opportunément nous rejoindre de Maputo : Melessina, Aflaïne et Dadinha. Zé contraint par son chantier ne pourrait nous accompagner. Nous avions pour ambition de rejoindre Pemba pour le week-end. De là, Zé se proposait de venir nous récupérer en voiture. La voile, ce n’était pas son truc. Il préférait les bateaux à moteur.

L’ambiance était joyeuse à bord, avec un vent et une houle venant de l’arrière et qui nous berçaient vers notre première destination la baie de Memba.  A l’embouchure de la baie de Fernão Veloso qui marque l’entrée du port en eau profonde de Nacala, nous aperçûmes en passant une multitude de boutres à l’ancre devant une plage où une foule de personnes s’animait bruyamment. L’un d’entre eux faisait route vers nous, lourdement chargé de marchandises et de passagers. Long d’une douzaine de mètre, il était deux fois plus grand que notre embarcation et beaucoup plus large. Son mat avait trois haubans de chanvre sur chaque bord, contrairement au notre qui tenait débout seul. Mais cela restait une version plus grande de notre boutre.

Nous naviguions de concert. Ce seul autre bateau sur la mer focalisait toute notre attention. Les passagers étaient entassés sur de grands sacs : « Du charbon de bois » nous précisa Karim. Il y avait même deux chèvres et quelques cages à poule. A l’occasion les passagères se servaient des haubans en l’absence de poulaine, en prenant soin de cacher leur intimité sous d’immenses boubous multicolores, ce qui nous faisait sourire. Apostrophant le pilote aux cheveux grisonnant, Karim nous appris qu’ils allaient également à Memba, première étape de cette route séculaire. En fait rare étaient les boutres qui comme nous venaient de plus au Sud que Nacala.

La côte sauvage défilait sans encombre quand soudain Karim se dressa sur le banc. Il donna successivement plusieurs ordres pour un empannage en catastrophe. Une barrière de brisant se dressait à quelques encablures à peine face à nous. D’un état de somnolence agréable, nous nous retrouvâmes brusquement tous les sens en éveil, submergés d’adrénalines. Heureusement, la manœuvre nous permis de rejoindre le sillage de l’autre embarcation et nous caler sur la route que le vieux capitaine semblait parfaitement maîtriser. Il nous adressa un grand sourire rassurant en hochant la tête d’un air entendu et approbateur. Karim avait compris la leçon et nous embouquâmes sans problème l’étroit canal au travers des bancs de sables et des récifs qui protégeaient la baie dominée par le magnifique phare rayé de blanc et noir du « Baixo da Pinda ».

Le soleil avait à peine passé le zénith au moment où nous nous échouâmes sur le sable. La chaleur était accablante. Malgré tout, plusieurs mamans attendaient à l’ombre des cocotiers pour proposer gîtes et nourriture aux voyageurs. Il eut été inhumain de résister à un plat de poisson grillé accompagné de riz coco. Nous pointâmes du doigt un énorme poisson perroquet aux couleurs chatoyantes, mélanges de vert et de violet, qui pendait à un arbre et dont l’œil luisant trahissait la fraicheur.

Nous aurions pu nous aussi loger dans d’agréable bungalow de feuilles de palme tressées comme c’était l’usage. Mais comme nous avions nos tentes, nous montâmes notre petit campement nomade sur la plage à l’ombre. Et bien vite après une petite sieste digestive, nous partîmes explorer le village. Le principal lien avec l’extérieur semblait être la mer et la noria des boutres qui y faisaient escale. Il ne fallait pas trop compter sur la piste de terre défoncée, dont on nous assurait qu’elle n’était guère praticable qu’en saison sèche et encore. C’était donc un véritable village africain parsemé de cases en banco et macuti (tuiles de feuille de cocotier) au milieu d’une cocoteraie. Seul le phare, qui ne fonctionnait plus depuis des années, se dressait en son milieu, comme un vestige incongru du passé colonial et d’une modernité qui n’avait pas réussi à s’imposer durablement. La vie s’était recentrée vers le port-plage, le petit marché qui s’éveillait une fois par semaine et le puits où les jeunes filles bavardaient en nous lançant des œillades équivoques.

Une rapide veillée autour d’un feu de camp suivie d’une très courte nuit, et il fallait de nouveau se remettre en route dans le noir total. Nous n’étions pas seuls, les autres boutres prenaient la mer à la même heure. Et Karim jugeait prudent, comme nous même d’ailleurs, de suivre le mouvement. Même si il nous en coûtait de sortir de nos tentes pour plonger dans l’eau jusqu’à la taille et atteindre notre navire. Heureusement, une fois embarqué, l’un des jeunes marins entreprit d’allumer un minuscule four à charbon en tôle recyclée pour chauffer de l’eau et préparer un thé pour tout le monde.