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29 Mars 2024
Pour ceux qui aime lire, Rémi se propose de vous faire partager ses aventures de jeunesse au Mozambique à raison d'un chapitre par mois.

Ce mois-ci, c'est le chapitre 1 Maputo
 

Maputo

« Et bien il va falloir vous décidez rapidement Monsieur, parce que si vous croyez que vous pourrez avoir une affectation à Londres ou Rome, vous n’êtes pas prêt de partir comme coopérant. »

C’était la fin du siècle dernier, à une époque où le service militaire était toujours obligatoire. Le Ministère de la coopération n’avait pas encore été supprimé. Les chances de finir à la caserne de Mourmelon étaient bien réelles pour celui qui ne trouverait pas une entreprise ou une ambassade pour le recevoir. Cette perspective m’inquiétait comme beaucoup de jeunes de mon âge. Sans être foncièrement antimilitariste, l’appel de l’étranger nous fascinait. C’était la coopération ou l’armée et il valait mieux choisir.

La liste de pays que débitait l’employée du Ministère avec un sourire pincé n’était guère réjouissante : Liban, Zaïre, Mozambique, Somalie … tous les pays en guerre,  victimes de famine, sous la menace d’une grande insécurité y étaient passés. Que faire ? Un coup de fil opportun stoppa mon interlocutrice dans son énumération. Cela me laissait quelques minutes pour rassembler mes idées. Moi qui n’étais jamais vraiment sorti de France, je restais perplexe. J’avais rêvé de l’Europe de l’est toute proche après la chute du mur de Berlin, du Viet Nam que le film Indochine avait remis à la mode ou encore de l’Afrique du sud de Mandela. La planète comptait tant d’endroits plein de promesses dans les années 1990 …

«  …. oui Monsieur, c’est noté. Washington. Un poste culturel. Aucun problème, je vous rappelle dès que possible. » Le combiné à peine raccroché, mon interlocutrice se retourna vers moi. « Alors, vous avez fait votre choix ?».

« Le Mozambique ? » Répondis-je timidement le Mozambique, avec un grand point d’interrogation. J’avais bien compris avec la fin de la conversation téléphonique que les règles du jeu ne me permettraient pas d’aller dans une grande capitale occidentale. Même les destinations exotiques et sympathiques paraissaient hors de portée. Et mes connaissances géographiques incertaines me soufflaient : Madagascar, le canal du Mozambique, l’Afrique du sud … Le Mozambique, c’est un voisin de l’Afrique du sud, cela ne peut pas être si mal, non ?

A peine sorti du Ministère, j’entamais mes premières recherches. Maputo, anciennement Lourenço Marques, la capitale du Mozambique, ex-colonie portugaise, n’est effectivement qu’à six heures de route de Johannesburg. Je me raccrochais à cette proximité rassurante : je pourrais y aller tous les week-ends ! J’étais loin de me douter que je n’y mettrais jamais les pieds.

Le Mozambique avait à l’époque l’image du pays le plus pauvre du monde. Depuis 1992, c’était certes la paix. Mais elle arrivait bien tardivement, après une guerre civile fratricide, encouragée par l’opposition entre l’Est et l‘Ouest, qui avait suivi la guerre d’indépendance. Trente années de guerre au total, des mines semées un peu partout, une pauvreté sans égale, une doctrine communiste affirmée …

Cette image désastreuse avait toutefois un avantage irremplaçable pour moi et nombre de mes futurs camarades : elle protégeait encore pour un temps le pays des coopérants galonnés, pistonnés, mariés avec enfants pour le réserver aux plus jeunes et aux plus aventureux. Sans même parler des touristes. Pas plus le lonely planet, le routard ou toute autre éditeur n’avait eu encore l’idée d’écrire un guide sur cette destination si peu glamour.

J’allais pourtant vite comprendre que Maputo était la plage la plus proche de Johburg, l’endroit où dans les années 50 et 60, il était bath d’aller passer des vacances à déguster des crevettes, profiter d’une ambiance détendue et festive et d’un métissage remuant entre l’Afrique, l’Inde et le Portugal,  écouter du Jazz. La paix revenue, la ville renouait avec sa réputation à grand pas, dans une frénésie alimentée par le besoin de rattraper le temps perdu, une sorte de movida mi-africaine, mi-portugaise. Nous serions, mes camarades et moi, aux premières loges de ce mouvement libertaire, sans bien entendu nous douter une seule seconde de la chance qui nous été offerte.

***

« Allez, donne-moi tes bagages. Ton prédécesseur organise une fête pour son départ, c’est sa « despedida » ». Voilà une entrée en matière comme on en rêve à vingt ans. De quoi soulager en un instant les pincements au cœur du départ de la maison, des aux-revoir aux amis et aux parents, de l’adieu à un environnement familier et maîtrisé.

Lluis, un collègue, était venu un matin de septembre m’accueillir à l’aéroport, comme le veut la tradition. Il avait mon âge. Il n’était arrivé que quelques mois plus tôt, mais visiblement ces quelques mois représentaient déjà la moitié d’une vie. Tout sourire, décontracté, des lunettes de couleurs sur le nez, il était intarissable sur la ville, les filles, la fête et la grande vie, ici, en Afrique. C’est vrai que cela avait de la gueule, Maputo. De grandes avenues qui se croisaient à angle droit, avec pour chacune une essence d’arbre particulière : cocotiers, jacarandas à fleurs violette, flamboyants à fleurs rouge vif … et un choix de nom de nom de rue choisi parmi le panthéon communiste : Friedrich Engels, Karl Marx, Lenine, ou bien les grandes figures de la révolution Mozambicaine comme Samora Machel ou encore quelques rois portugais rescapés du temps colonial comme Don Alfonso Henriques.  C’était d’ailleurs le nom de la rue où j’allais habiter …

« On s’arrête une minute au marché, je vais acheter quelques bouteilles. Tu ne voudrais quand même pas arriver les mains vides à ta première fête ! Moço, orienta-la duas garrafas de ouiski, se faz favor ».  Le temps de se garer, nous étions encerclés par une dizaine de vendeurs proposant toutes sortes d’alcools. Je sortis mon appareil pour prendre une photo et voilà la voiture couverte, submergée en un instant de tous les breuvages possibles et imaginables. Les jeunes contrebandiers prenaient la pose avec nous, tout sourire.

Nous étions dans la « ville de ciment », par opposition à la « ville de canisse » qui ressemblait plus à notre image de l’Afrique avec un tracé aléatoire, des chemins de sable sinuant entre des petits lopins de terre avec une case et un manguier. Ici, c’était plutôt de jolies maisons coloniales avec toit de tuiles rouges brique, entourées d’immeubles de béton des années 60 plus ou moins décrépis faute d’entretien.

La fête avait lieu dans une immense maison, construite autour d’un majestueux escalier en colimaçon. Les marches menaient tout droit au deuxième et dernier étage, dans une pièce d’un seul tenant dotée d’une terrasse surplombant le quartier. L’endroit était parfait pour une fête. Et visiblement nous n’étions pas les seuls à en être convaincus. Ambiance zouk à plein volume, les PALOPS (Paises Africanos de Lingua Oficial Portugesa) sont les autres pays de zouk, comme j’allais le découvrir et l’apprendre pour mon plus grand bonheur.

« Profites en bien, tu sais, dix huit mois, cela passe si vite. ».

Mon prédécesseur me briefait sur la meilleure manière d’organiser une fête pour 200 personnes en comptant sur ses doigts.

« Trois coups de fil et trois cent dollars. Le premier pour commander vingt caisses de boissons, moitié coca, moitié bière. Le second pour le DJ, il amène sa propre sono. Et le troisième, tu demandes à Dona Gina, ton employée, de venir le dimanche matin avec ses copines pour faire le ménage. Tu te réveilles à midi et toute la maison est nickel chrome ! Magique ! ».

Je ne demandais qu’à le croire. Il n’était pas encore huit heure du soir et la piste de danse comptaient déjà une douzaine de filles superbes en train d’effectuer une chorégraphie sur le tube de l’été : la Macarena.  La soirée, mon séjour africain ne faisaient que commencer …

***

Qui se ressemble, s’assemble. Bien entendu tous les jeunes coopérants français fraichement débarqués ou déjà sur le départ formait le premier cercle. Y compris nos amies professeures du tout nouveau département de français. Car les femmes avaient obtenu le droit de partir aussi comme coopérant du service national. Venaient ensuite les copains et copines mozambicains, pour beaucoup des étudiants de français. S’y ajoutaient également les coopérants des autres pays et surtout les espagnols et les italiens avec lesquels, en bon latins,  nous avions beaucoup d’affinités.

Nous formions une joyeuse bande. Nous étions sans conteste les rois de cette ville qui s’éveillait après tant d’années de guerre et de privation. Notre salaire de coopérant aurait été des plus anodins en France, il nous ouvrait ici l’accès à tous les plaisirs disponibles. Quelques dollars suffisaient à nous garantir un train de vie de milliardaire. Et ma foi, nous nous efforcions d’en profiter au maximum avec une générosité affichée qui nous assurait notoriété et sympathie.

Nous guettions l’apparition de chaque nouveau restaurant, chaque nouvelle boîte. Nous les connaissions tous, vu que l’on pouvait presque les compter sur les doigts des deux mains : o Mundoes, o Tchova, o Mickaël, o Luso, a Tasquinha, o Tara  … Et notre jeunesse nous donnait l’énergie d’en profiter sans faiblir, jusqu’au lever de soleil sur la baie de Maputo.

Il n’y avait pas un concert des Mozpipas ou de Gorwane que nous aurions manqué. La plupart du temps, ils étaient organisés, faute de salle adéquate, en plein air, dans les jardins du centre culturel ou à la piscine municipale. Sous les étoiles ou sous le soleil de midi, le dimanche. Marabemta, Kuduru, Zouki, toutes ses musiques que nous apprenions à découvrir nous fascinaient.

Les midis « tennis, piscine et restaurant » étaient notre quotidien. Après une heure sous un soleil de plomb à échanger coups droits et revers liftés, nous commandions notre plat de crevettes grillées ou notre ration de samossas,  avant de plonger dans la piscine pour nous rafraîchir tout en patientant. Il y avait toujours une petite pensée pour les amis restés à Paris, qui ne connaissaient par leur chance: « Si ils savaient combien c’est dur pour nous de retourner travailler. Au moins après un sandwich avalé dans le froid sur le parvis de la défense, c’est facile de reprendre le boulot … ».

Le soir, il était si simple de recevoir. Je donnais un billet de banque à Dona Gina, mon employée, accompagné d’instructions détaillées et mûrement réfléchies : « Dona Gina, se faz favor, ce soir on sera cinq à manger ». Et apparaissait comme par magie un enchantement de plats portugo-mozambicains : matapa de crevette, caril de crabes …  

Lorsque je recevais des amis de France, je m’amusais à commander à Dona Gina un poulet grillé au piment. La réaction ne manquait jamais : « Incroyable, elle a acheté un poulet vivant au marché. Une fois ici, elle lui a tordu le cou et tranché la tête pour le plumer ! ». Ah la cuisine de Gina. La cuisine était dotée de tous les robots dernier cris. Mais j’avais dû lui acheté à sa demande un mortier et un pilon haut comme un homme, ainsi qu’un tabouret muni d’une râpe pour extraire le lait de coco. C’était je réalisais la panoplie indispensable de la cuisinière africaine. Et vu les miracles accomplis, il devait y avoir également un gri-gri puissant caché dans sa cuisine. Elle essayait bien parfois de m’enseigner le maniement de ses ustensiles, mais à en juger par ses fous rires, je n’étais pas bien performant.

Nous aimions aussi fréquenter les restaurants, en terrasse sur la Nyerere, manger un riz aux fruits de mer ou un « bife na pedra », une pièce de bœuf cuite sur une pierre chaude. Les gamins des rues qui gardaient les voitures nous interpelaient souvent à table : « Patron, j’ai un essuie-glace pour ta Peugeot. En super état. ». On faisait affaire car il valait mieux avoir deux essuie-glaces qu’un seul. Et le lendemain au bureau, le collègue croisé par hasard la veille dans le même restaurant, se plaignait de s’être fait dérobé l’essuie-glace qui lui restait ... On en riait de bon cœur en lui rendant son bien. Et la vie se poursuivait avec un seul essuie-glace.

****

Contrairement à toutes mes attentes, j’avais tiré la bonne paille au Ministère de la Coopération. Mon travail à la Caisse française de développement était des plus passionnants. J’étais chargé des projets d’eau et d’électricité. Un travail sans fin comme je devais souvent l’expliquer à mes amis qui ne cessaient de m’interpeller : «Mais qu’est ce que vous faites donc ? Depuis le temps que vous dépensez des millions, les gens sont toujours sans eau et sans électricité ». Ils oubliaient simplement qu’à peine un quartier finissait d’être équipé, trois nouveaux quartiers étaient déjà sortis de terre du fait de la démographie et de l’exode rural.

Le bureau de la Cfd, ou comme on appelait familièrement la Caisse, était au premier étage d’un appartement bourgeois avec de hauts plafonds, de larges pièces et un plancher tout en bois exotique des plus raffiné. Rue Ho Chi Minh, il était situé juste au dessus d’une fabrique de radio K7 pirates dont on percevait les bruits de la machine. Les dernières musiques à la mode, copiées illégalement bien entendu, filtraient de la cours et assuraient  une ambiance sonore à nos bureaux.  

L’arrivée des télécopies rythmait le quotidien. C’était déjà selon les collègues plus anciens un grand progrès par rapport aux télex codés (et décodés grâce au code Felix gardé soigneusement au coffre, ce qui pouvait prendre plusieurs heures, voire la journée …). Même si le nombre d’échanges avec Paris avait été multiplié de quelques uns par semaine à quelques uns par jour, ce qui faisait ronchonner certain. Le directeur nous avait bien fait savoir que si nous devions rédiger les réponses, lui seul avait le droit de les signer : c’était son travail.  Cette fréquence nous laissait le temps d’aller en mission sur les projets ou en rendez-vous chez nos partenaires mozambicains ou encore simplement de nous concerter entre collègues.

Ma voisine de bureau, mozambicaine d’ascendance portugaise, aimait à me raconter le quotidien de la période communiste, les autocritiques imposées aux employés d’état et la bicyclette verte (une usine, un modèle, une couleur) qui récompensait les plus méritants. La guerre d’indépendance avait débutée au début des années 70, donc après les évènements de 68 en France et la vague hippie. Aussi nombre de portugais partageant l’idéal communiste et aimant passionnément le pays étaient restées après l’indépendance un peu par idéal. Il y avait même des ministres blancs au Gouvernement.

Si une large part du travail consistait à rédiger des notes ou des analyses sur nos nouveaux micro-ordinateurs reçus de Paris, les occasions de s’échapper sur les projets et de vivre quelques expériences singulières étaient nombreuses. Mes relations étaient excellentes avec les jeunes directeurs de Electricidade de Moçambique ou d’Aguas de Maputo. Parmi les très rares ingénieurs diplômés du pays, ils avaient accéder aux responsabilités très tôt, bien que de la même classe d’âge que moi.

Aussi ils m’invitaient souvent à des visites de chantier à l’autre bout de ce si grand territoire. Comme par exemple le méga-barrage de Cahora Bassa qui produisaient de l’électricité pour l’Afrique du sud ou le Zimbabwe. Nous bénéficions d’une avionnette spéciale affrétée par la coopération norvégienne. Cette cathédrale des temps modernes, monument colonial perdu au cœur de la brousse, avait permis de dompter le cours du fleuve Zambèze. Il fallait y pénétrer par un tunnel creusé dans la roche pour accéder à une salle sous-terraine grande comme un hall de gare, construite au dessus des immenses turbines que l’ont entendait tourner sourdement. Les lignes permettant d’évacuer l’énergie avaient toutes été détruites par la guerre et la Caisse avait pour ambition d’aider à leur reconstruction.

Il y eu aussi l’inauguration d’un chantier de déminage de lignes haute tension qui avaient survécu à la guerre, en présence du Ministre de la défense et de plusieurs généraux en costume de parade. J’aurais donné cher pour grimper dans l’engin à chenille qui, avec l’aide d’un fléau retournant la terre, faisait exploser les mines enfouies sur son passage. Il portait le nom d’Aardvark, en référence à un curieux animal africain, chimère composée d’un corps de cochon affublé d’oreilles de lapin, qui creuse la terre la nuit pour se nourrir de fourmis. Je regrettais sincèrement de ne pas avoir eu droit à un « tour de manège », comme j’aimais à le raconter à mes camarades.

***

Mais de cette vie facile et de ce travail plutôt gratifiant, mon meilleur souvenir était que pour aller de chez moi jusqu’à mon bureau de jeune coopérant, je devais emprunter la plus belle artère de la capitale : la « marginale ».

C’était plus long, mais plus rapide, car il n’y avait que peu trafic et aucun stop sans même parler de feu rouge. Et si beau. Cette route contournait la ville en longeant comme son nom l’indique la baie. Tout d’abord, il fallait passer la longue plage bordée de cocotier, qui changeait de taille au gré des marées. Si l’estran était découvert, nombre de mamans, adeptes de la pêche à pied, se pressaient pour remplir un seau de palourde. Dans le cas contraire, des pêcheurs, de l’eau jusqu’aux anches, attrapaient de tout petits poissons avec une canne minuscule. Et des boutres mettaient à profit la marée haute pour gagner le large, profitant de la légère brise de terre matinale, en prenant le vent avec des voiles triangulaires toute rapiécées.

Arrivait ensuite le club Naval, un de nos endroits favoris le midi pour les séances de « tennis, piscine, restaurant ». D’une architecture des années 50 avec des arches rappelant des bains de mer art-déco, le bâtiment bleu et blanc marquait la pointe. Le club Naval était un des grands organisateurs des concours de pêche avec son homologue et éternel rival le club Maritimo.

Puis venaient l’école nautique et le quartier historique de la Baixa qui longeait le rio Umbuluzi. Ce fleuve était aussi l’entrée du port. Il n’était pas rare d’arriver en même temps qu’un navire qui avait patienté dans la baie et, son tour venu, allait rejoindre à la pointe du jour sa place à quai.   

Un dernier virage à droite et je remontais vers la maison de fer conçu par Eiffel pour rejoindre les bureaux Cfd de l’avenue Ho Chi Minh près de la mairie. J’allais immédiatement saluer, comme il se doit mon directeur, pour souvent lui demander de prendre une journée de congés.

«Oui je vois, il n’y a pas un pet de vent aujourd’hui et vous préférez aller pêcher. Et bien si vous ne pouvez pas attendre le week-end, allez-y ! »