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Concours de pêche (Espadon voilier)

Je n’avais dès lors plus qu’une obsession : trouver un embarquement pour le concours de pêche. Mais comment faire ? Les équipages ne peuvent pas dépasser plus de six personnes. La règle avait été imposée l’an dernier pour niveler les chances, car les plus gros bateaux avaient tendance à emmener le plus de monde possible afin de maximiser le nombre de bras et de cannes à la pêche. Pas très fair play pour les petits bateaux. Naturellement les meilleurs bateaux étaient complets depuis longtemps avec les membres les plus expérimentés.

Alors Miguel me conseilla de tenter ma chance avec Edgar. Son bateau n’était plus tout jeune, il venait juste de passer in extremis la visite technique obligatoire du club. Edgar n’avait pas non plus la réputation d’être un grand marin ou le plus habile des pêcheurs. Je comprenais qu’il tenait à participer car cela donnait droits à quelques avantages dans le club en terme de priorités ou de cotisations. Et puis il était tout seul. Il acceptait immédiatement mon offre, trop heureux de trouver un équipier.

« Mais tu sais, je viendrais te chercher à 4h00 du matin. Il faut arriver tôt si on veut avoir le temps de mettre le bateau à l’eau avant l’aube. »

***

Plus le jour du concours approchait, plus c’était l’effervescence au club. Vérification du fil dans les moulinets, quelques gouttes d'huile sur les roulements, sertissage du tout dernier modèle de rapala sur les bas de ligne, contrôle des émerillons, substitution des hameçons rouillés par des neuf, affutage des pointes ... Idem pour les moteurs : plein d'essence, vérification des niveaux, nettoyage des filtres, serrage des cosses de batteries ... Et puis, c’était aussi le moment pour chaque groupe d’élaborer la meilleure stratégie, fonction de la saison, de la météo et surtout des coins secrets de chacun. Les cartes marines étaient de sortie à l’abri des regards dans les hangars. Je m’amusais à tendre l’oreille.

"Alors, tu vois, on part plein gaz pendant une heure vers la bouée numéro 1. Puis on met les cannes de traîne à l'eau avec les rapalas de profondeurs le long de la faille. Et une plume à marlin, juste au cas où. Quand on arrive au site de jig, tu sais celui dont on a piqué le point à Zé Pescador, on jig jusqu'à ce que cela ne donne plus, puis on essaye de pêcher un coup à la dérive moteur éteint .... »

C’était le bon côté d’être dans l’équipe d’Edgar : il ne venait à l’idée de personne que nous puissions être un concurrent sérieux. Aussi les participants n’hésitaient pas à partager avec nous conseils, techniques de pêche, voire même nous prêter des leurres.

« Tiens, Edgar, voilà un teaser. Tu devrais essayer, ça se met deux mètres avant la plume. Le but est de faire du bruit pour attirer le poisson. Peut-être que tu attraperas un marlin ? Sûr, avec toi les poissons ont intérêt à bien se planquer, ah, ah, ah … »  

Cela aurait pu être vexant, mais c’était bon enfant. Les maladresses d’Egard l’avaient rendu sympathique auprès de tous. Et puis, il est vrai que nous étions les moins expérimentés et les derniers inscrits. Que craindre d’une telle équipe ? Nous n’avions pas six équipiers, le meilleur équipement ou le dernier gadget à la mode, à peine deux cannes de traîne. Mais l’essentiel n’était-il pas de passer une belle journée en mer ? C’est bien comme cela que je l’entendais. Vivement Dimanche !

***

Nuit noire, je me réveillai au bruit d’un klaxon. Je m’habillais à la hâte. J’agrippais le casse croute que m’avais gentiment préparé Dona Gina la veille et je sautai dans la voiture. Edgar était mal en point et mal luné, inquiet peut-être ? Il avait failli ne pas venir du fait d’un mal de ventre carabiné. Et puis, il avait du récupérer je ne sais quel pièce ou outil tout à fait indispensable je ne sais plus où, avant d’arriver chez moi. Je me laissai balloté à moitié endormi jusqu’au Maritimo, en l’écoutant maugréer d’une oreille distraite.

Tous les bateaux étaient déjà à l’ancre à quelques mètres de la plage, pour certains depuis plus d’une heure.  Le jour commençait à poindre doucement, aussi nous nous hâtâmes de mettre le bateau d’Edgar à l’eau avec l’aide de Miguel. Ce dernier se frottait les mains comme à chaque concours de pêche : c’était l’assurance de revenir chez lui les mains pleines de poisson le soir venu. Je pensais que le pauvre risquait bien d’être déçu par notre pêche tout du moins.       

Le moment était venu pour nous d’embarquer : il faisait déjà presque jour. Le lever du soleil est toujours très rapide sous les tropiques. Certains bateaux tournaient déjà pour chauffer les moteurs. Les salutations et les encouragements fusaient de toute part. Edgar avait fini par démarrer ses moteurs mais, coquin de sort, l’un d’entre eux laissait entendre des ratés de manière répétée.

A cinq heures précises, un hurlement de sirène retentit. C’était le signal du départ. Les manettes des gaz poussées à fonds, tous les bateaux mirent cap vers la pointe de Xefina, pour contourner l’île et rejoindre le large au plus vite. Pour être précis, tous les bateaux sauf le notre qui marchait sur un moteur et demi. Rapidement, nous étions distancés. Avant même d’avoir atteint l’île, nous ne voyions déjà plus les autres compétiteurs. Aussi Edgar décida t’il de s’arrêter sur l’île de Xefina.

***

J’étais déçu bien entendu, même si je n’avais guère d’illusion sur nos chances. Mais j’aurais tant aimé participer au concours jusqu’au bout, profiter d’une belle journée en mer. Je décidai de laisser Edgar voir ce qu’il pouvait faire sur son moteur et commençai une petite promenade sur cette plage déserte, bien que si proche de la ville. Quel contraste entre les pêcheurs suréquipés du  Maritimo ou du Naval et ceux du quartier des pêcheurs. Eux aussi commençaient leur journée avec leur coque à voile rapiécée pour les plus fortunés ou à rame pour nombre d’entre eux.

Après une heure de marche et de contemplation, je revenais sur mes pas pour rejoindre Edgar. Le capot du moteur ouvert, il avait son téléphone portable dans une main et une clé à molette dans l’autre. Il avait une discussion très animée avec son mécanicien sur la meilleure manière de procéder, mais cela ne semblait pas donner de grand résultat. Aussi au bout d’un moment, n’y tenant plus, décida-t-il de revenir au club.

 « Je lui ai dit de venir le plus vite possible en prenant le Chapa. Je ne comprends rien à ce qu’il raconte, mais c’est un bon mécanicien. Tu verras, il va réparer tout ça en un tour de main ».

De retour au point de départ, j’allais prendre un café à la terrasse du club avec un de ces fameux « pastel de nata », sorte de mini tarte garni de crème pâtissière, pour me consoler. A vrai dire, j’étais très sceptique quant à nos chances de repartir. J’avais déjà fait le deuil de ma journée de mer.

Mais j’avais tort. Après deux heures de réglage par le super mécano, le moteur récalcitrant repartait de plus belle. Finalement ce n'était pas grand-chose. La tige de l'embase avait été mal remontée : elle ne s’enclenchait pas à l'embrayage, m’expliquait-on. Le problème était que maintenant Edgar ne voulait plus partir.

« Tu comprends, il est dix heures et demi. Les autres sont déjà partis depuis plus de cinq heures. Il vaut mieux abandonner ».

C’était mon tour de convaincre mon camarade. Peu importe, la journée venait de commencer. Le temps était parfait, la mer lisse comme un miroir, cela aurait été triste de laisser passer une occasion pareille. De toute façon, nous n’avions aucune intention de gagner, alors qui avait-il de changé ? Edgar se laissait à moitié convaincre : une fois les cannes à l’eau, il me laissa le volant entre les mains en m’indiquant vaguement un cap vers le large et il partit immédiatement se coucher à l’ombre de la petite cabine.

***

J’étais pour ma part le plus heureux des hommes, le regard sur l’horizon, les commandes bien en main, à traîner nos deux leurres au milieu de l’Océan indien. Pour celui qui connait la mer, il y a toujours quelques choses à voir. Peut être que la rareté fait ressortir les quelques objets qui accrochent le regard : le bateau d’un concurrent, deux oiseaux qui se reposent sur la mer d’huile, parfois une tortue qui vient respirer en surface, un morceau de bois flotté. Le but, m’avait on répété à maintes reprises, est de repérer les bancs d’oiseaux en train de pêcher. C’est le meilleur signe de la présence du poisson. Les heures passaient et rien ne se passait. Edgar continuait de paresser dans la cabine, quand « Rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr » la crécelle du moulinet s’emballa soudainement.

  

J’étais sur le pont aussi je m’emparais de la canne au moment où Edgar déboulait de la cabine. Tant pis pour lui, on ne peut pas pêcher et dormir tout à la fois. « Un voilier, c’est un espadon voilier », s’exclama Edgar. Je tâtonnais pour enlever le loquet de la crécelle et faire cesser le cliquetis strident du moulinet au fur et à mesure que l’animal vidait la bobine. Edgar me donna un coup de main pour mettre la ceinture de protection. J’avais déjà, là où pesait la canne sur mon ventre, des brûlures qui commençaient à devenir douloureuses, même si l’adrénaline servait d’anesthésiant.

Dressé hors de l’eau sur sa queue, tour à tour sur tribord puis sur bâbord, le voile de sa nageoire dorsale déployé, il était superbe. Après une lutte dont je serais bien incapable de dire la durée, nous réussîmes finalement à amener l’animal le long du bateau. Edgar s’équipa d’un gant, me donna l’autre et  saisit le rostre de la bête épuisée.

« Attrape-le ! Je vais chercher le carton et l’appareil photo. Tu le tiens bien, hein, tu le laisses pas partir ! ».

Un peu intimidé, je saisissais fermement le rostre d’une main. Le poisson faisait bien ma taille. Ses couleurs allaient du gris argenté au bleu marine en passant par le brun, avec des zébrures. La voile quand on la déployait était magnifique. Edgar tendait d’une main le carton de la compétition avec la date du jour et de l’autre immortalisait l’instant avec un appareil photo. Pour la postérité, mais surtout pour le jury du concours ! Puis, une fois l’hameçon retiré et la bête reposée, nous lui rendîmes sa liberté. Elle s’éloigna lentement dans le bleu.

***

C’était l’euphorie à bord, nous commençâmes la danse de la victoire. Quelle chance incroyable ! Les copains allaient carrément être épatés par cet exploit, pensait Egdar, même si je penchais plus pour un extraordinaire coup du sort. A grandes tapes dans le dos, nous nous voyions déjà sur le podium et pourquoi pas sur la plus haute marche. Edgar savourait une petite revanche, ayant un peu souffert de la condescendance amicale des camarades du club sur ses prouesses de capitaine et de pêcheur.

Après avoir repris un peu nos esprits, je ne résistai pas à l’envie de voir les photos. Je lui demandai s’il pouvait me les montrer sur l’écran témoin. C’est alors qu’il commença alors à manipuler son appareil. De plus en plus fébrile, il appuyait sur tous les boutons les uns après les autres. Puis, il finit par s’énerver, disant qu’il venait de l’acheter et qu’il n’arrivait pas à afficher les photos. Il préconisait d’attendre le retour à terre, mais je m’y opposai fermement. Pas question de patienter des heures dans l’angoisse avant de savoir si oui ou non, il avait réussi à prendre un cliché de notre prouesse ! Je m’emparais de l’appareil. Ouf, elle était bien là, notre photo. Le soulagement fut tel que nous reprîmes une deuxième fois notre danse de la victoire et nos embrassades. Il était une heure de l’après midi. 

***

Nous continuâmes  à trainer nos leurres pendant encore une bonne heure, mais le cœur n’y était plus. Sur notre petit nuage, nous étions déjà en train d’imaginer notre retour triomphal au club. Et puis, n’y tenant plus, nous décidâmes de prendre le chemin du retour, car il restait bien deux bonnes heures de route avant l’arrivée. Et pas question de risquer l’élimination en arrivant après 17h00.

Les cannes rembobinées, vent arrière, nous voilà plein gaz surfant sur les vagues en direction de Maputo, tout sourire. L’île de Xefina se rapprochait à vue d’œil. Tout était si parfait. Trop parfait sans doute, le moteur récalcitrant choisit ce moment pour se rappeler à notre bon souvenir. Par quelques ratés pour commencer avant de finir par défaillir entièrement … Avec angoisse, nous réussîmes sur un moteur à parcourir les derniers miles et éviter ainsi la disqualification. Mais c’était moins une, et plus d’une fois mon cœur vacilla entre espoir et désespoir. Enfin, nous y étions.

« Attends un peu, je vais envoyer un pavillon. Tu sais la tradition veut que tu envoies autant de pavillons que de poissons à rostre pêchés. » s’exclama Edgar.

J’observais avec un peu de dépit qu’un autre bateau arborait justement deux pavillons. Dommage, nous ne serions que deuxième. Mais, c’était un beau résultat et pour le moins inespéré. Déjà, plusieurs bateaux venaient vers nous, le début de la gloire, pensions-nous.

« Alors Edgar, c’est quoi ton problème ? »

« Je n’ai aucun problème au contraire, pourquoi tu me demandes ça ? »

« Ben, tu viens d’envoyer le pavillon «demande assistance immédiate» !»

Et oui, les incorrigibles pieds nickelés que nous étions venaient d’envoyer le pavillon d’urgence. Nous corrigeâmes immédiatement notre erreur, mais il faut bien admettre que nous avions un peu raté notre effet. Enfin, oui et non, car à peine le bateau arrivé sur la rampe de mise à l’eau, plusieurs personnes m’abordaient. Toutes cherchaient à obtenir confirmation si la rumeur peu crédible selon laquelle nous aurions pêché un voilier était ou non un canular. 

***

Le moment tant attendu de la remise des prix finit par arriver. Les camarades défilaient sur le podium par ordre de classement croissant. Edgar distribuait les salutations à toute la salle le sourire triomphant. Arrive enfin le tour du second, je m’apprêtais à me lever mais à ma grande surprise un autre bateau est appelé.

« Mais Edgar, on n’est pas deuxième ? On n’a même pas un prix ? »

« Ne sois pas si pressé, reste assis cinq minutes. »

Et oui, nous étions premiers. Edgar, pour préserver la surprise, s’était bien gardé de dissiper ma méprise. Les deux pavillons du bateau concurrent étaient ceux du sponsor de la compétition du jour. Nous étions bien les seuls à avoir attrapé un poisson à rostre aujourd’hui. Aussi, le jury nous avait crédités du forfait de 1000 points. L’animal ayant été relâché, il ne pouvait être pesé. Les grands vainqueurs, c’était nous ! Le premier prix aussi était inespéré : quatre magnifiques cannes : trois cannes de traine, dont une avec un moulinet de double capacité, plus une canne de Jig. Edgar rayonnait.  C’est le moment que choisit Zé pour m’aborder.

« Bravo pour ta victoire, c’est mérité. La pêche, c’est beaucoup de savoir faire à coup sûr. Mais il reste toujours une part de chance, on a tendance à l’oublier. Et visiblement, tu n’en manques pas. Tu devrais venir pêcher avec nous, ce sera l’occasion d’essayer ton nouveau matériel. »

Voilà une journée que je n’étais pas prêt d’oublier. Il me suffit d’y repenser pour que le sourire me vienne aux lèvres. Tant d’émotions contradictoires, de revirement du destin depuis l’aube pour arriver à l’apothéose de cette fin de journée. Et pour finir la véritable récompense : une invitation à rejoindre la petite communauté des intimes de la baie de Maputo par Zé Pescador lui-même.