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Le club Maritimo et Xefina

Membre de la section voile du club Maritimo, j’avais racheté, peu après mon arrivée, un de ces vieux Hobie cats qui trainaient sur l’esplanade en ciment, entreposés sur des remorques toutes rouillées. Il avait dû connaître un certain nombre de propriétaires au gré d’affectations successives. C’était un régal de le mettre à l’eau le dimanche, avec la glacière du piquenique bien arrimée sur le trampoline, pour remonter vers le nord le delta de l’Incomati, en direction de la petite île de Xefina.

Souvent les amis, Lluis, Esteban et le reste de la bande, nous rejoignaient sur l’île, soit en affrétant une barque depuis le quartier des pêcheurs au bout de la marginale, soit en bateau à moteur. Le contraste entre la proximité de la ville avec ses immeubles qui se découpaient en ombre chinoise au coucher du soleil et l’île quasi déserte était saisissant. Il était possible de faire le tour à pied de Xefina en un peu plus d’une heure. Quel plaisir d’observer les colonies de flamands roses que l’on aimait effrayer pour le plaisir de les voir s’envoler. Ou de grimper sur les antiques blockhaus, dont les fondations commençaient à flancher, pour chevaucher les immenses canons pointant sur le chenal d’entré du port de Maputo.

La navigation dans le delta de l’Incomati n’était pas toujours aisée. Il fallait souvent tirer de nombreux bords entre les bancs de sable et les îles. En fait, nous parlions souvent de Xefina, mais il y avait  trois îles : la grande, la petite et celle du milieu. Les deux dernières cachées derrière la grande, la seule visible depuis Maputo, étaient encore moins fréquentées. Ces îles changeaient de forme et se déplaçaient au fil du temps, au gré des vents et des courants. La couleur brune de l’eau ne facilitait guère la lecture du plan d’eau, mais tout échouage était sans danger : ce n’était que du sable.

D’ailleurs nous croisions souvent des femmes et des jeunes filles de Xefina la petite, avec de l’eau jusqu’à la taille, sondant avec leurs pieds le fonds de la rivière à la recherche de palourdes. Il y avait en effet une petite communauté de pêcheur qui vivait sur cette île. Je me rappelle même lors d’une visite d’exploration avoir vu sur la plage du village une énorme tortue verte, conservée vivante sur le dos, entre plusieurs piles de palourde. L’idée me traversa l’esprit de la racheter pour la libérer et je regrette toujours aujourd’hui de ne pas l’avoir suivie.

Parfois, nous remontions la rivière Incomati en poussant jusqu’à la pointe de Macanete, le royaume des jumeaux et de leur mère, Dona Cristina. Ils y avaient établi un campement de quelques bungalows rudimentaires entre la mer d’un côté et le fleuve de l’autre. On pouvait choisir côté Océan les vagues et le vent ou se baigner à marée basse dans les piscines naturelles de la langue de sable découverte. Ou alors préférer le calme de l’eau douce côté rivière, à l’abri des thermiques de l’après midi en se dorant au soleil, assis sur quelques os de baleine qui marquaient l’entrée du camp. C’était le bon côté, l’endroit idyllique  pour profiter du coucher du soleil, en surveillant le Hobbie cat à l’ancre.

Dona Cristina préparait les meilleurs crabes de mangroves et les plus délicieuses platées de palourdes de la baie. Elles avaient su tisser des liens avec les pêcheurs aux alentours pour s’assurer des produits pêchés et préparés dans l’instant. La dégustation de fruits de mer, le samedi ou le dimanche, à l’ombre d’un bungalow simplement décoré pouvait se prolonger tard dans l’après midi. Surtout si elle s’accompagnait d’une conversation sur la marche du monde nourrie par d’autres aventuriers familiers de ce lieu, paradisiaque de par sa localisation et sa décontraction.

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Une autre fois, sur Xefina du milieu, réveillé au milieu de la sieste par un chant à plusieurs voix, je m’extirpais de l’ombre du trampoline du catamaran tiré sur le sable. Des pêcheurs étaient en train d’établir une senne près du rivage avec leur barque à rame. Par jeu j’allais les aider à tirer le filet sur la plage. Et là, petit miracle de la pêche, le filet péniblement remonté accouchait d’une montagne de crevettes frétillantes, sautant sur le sable. Ni une, ni deux, je vidais la glacière du piquenique pour la remplir à ras bord de crustacés. En fin d’après midi, nous en ferions une papillote géante avec quelques gouttes de pastis. Cuites sur une grille à l’aide de quelques braises tirées du feu, on les décortiquerait une à une pendant des heures en buvant des bières tièdes. 

Le retour vent arrière au surf sur les vagues était toujours un régal,  une dernière poussée d’adrénaline. Ce dernier bord, pendu au rappel tout en tenant le stick du safran avec deux doigts, marquait la fin du week-end. A l’arrivée, les marins du club nous attendaient avec impatience pour nous aider à remonter et dessaler le petit catamaran. C’était aussi pour eux le signal de la fin de la journée.

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Le club Maritimo était un de nos endroits favoris pour aller déguster le soir après le travail  un plat de palourdes. Cuisinées avec un verre de vin blanc, une gousse d’ail et un peu de coriandre ciselée, c’était un délice, surtout accompagné d’une Laurentina preta, une bière brune dont le nom faisait référence à Lourenço Marques.

J’y retrouvais souvent mes amis au bar du club. Il y avait aussi des habitués de l’endroit, comme le professeur Cistac, spécialiste en droit constitutionnel, appelé en renfort pour rédiger la nouvelle constitution de cet état naissant. Il avait fière allure avec ses moustaches en guidon de vélo et son accent gascon. Ou encore l’inspecteur bijou, avec son look de gitan, des cheveux gris jusqu’à l’épaule et de grosses bagues en or à chaque doigts. Joueur invétéré, il nous expliquait comment il était parti l’avant veille pour deux semaines de vacances en Afrique du sud. Et pourquoi il avait du revenir après avoir perdu tout son argent au casino de la ville de Namaacha, avant même d’avoir traversé la frontière. Parfois un des corses, conseiller de l’Ambassade venait fumer un cigare. Lui avait commencé sa carrière comme professeur d’anglais dans un lycée d’Ajaccio. Mais il prenait plaisir, dans les réunions entre chancelleries où l’anglais était de rigueur, à imposer son français avec un accent corse très marqué, au titre de la défense de la langue. Ou peut être  avait-il honte de son niveau d’anglais ?

Ils étaient plus âgés que nous et avaient du vécu. Leurs histoires concernant ce pays dans lequel nous venions d’arriver nous fascinaient. Comme il n’existait à l’époque aucun guide touristique, il fallait bien apprendre les astuces du quotidien. Pourquoi avaient-ils donc atterri ici ? Ce devait être sans doute une histoire similaire à la mienne, une administration qui sélectionnait les plus marginaux pour ces destinations dites « à risques ».

Une conversation sur la meilleure manière de s’approvisionner en viande dans cette capitale qui sortait de la guerre et où les filières d’approvisionnement restaient artisanales me revient en mémoire. Le professeur vantait les mérites d’un service d’avionnette sud africain, qui sur simple coup de fil pouvait délivrer une glacière remplies de côtes de bœufs, entrecôtes et autres spécialités sud-africaines comme le biltong (lanière de viande séchée) et autres boerewors (saucisses) …

L’inspecteur lui racontait avoir pris des parts dans une boucherie local qui importait tous les bas morceaux dont le voisins sud africains ne voulaient pas : les pieds, les abas, les os ... Un grand BBQ dans l’arrière cour permettait de griller le morceau acheté pour le déguster, attablé sur un mobilier bricolé.

Et le corse vantait l’esprit d’entreprise du frère de son employée de maison. Une fois par semaine, il allait acheter avec une voiture hors d’âge des têtes de bœuf (que les Sud-africains refusaient de manger) pour alimenter son bar de quartier. Les militaires adoraient y siroter des bières, tout en dégustant une tête. Elles étaient cuites à l’eau bouillante avec du gros sel, puis mises dans de grands sacs sur lesquels on faisait rouler un camion pour les réduire en morceaux. Mais la pièce de choix, celle pour laquelle la clientèle venaient et payaient le prix fort, c’était la cervelle bouillie passée au mixer avec des oignons frits et servie dans un bol. Cette histoire avait marqué mon esprit. Je me suis toujours demandé ce qu’il fallait dire au douanier pour passer la frontière avec une cinquantaine de têtes de bœuf sanguinolentes sur la banquette arrière de sa voiture.     

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La tombée de la nuit était aussi le moment où les inconditionnels de la mer revenaient de leur sortie, ceux qui dès que le temps le permettait, mettaient leur bateau à l’eau.  Ils arrivaient toujours à l’ultime minute du temps réglementaire. 17h00 en hiver et 18h00 en été, ce qui laissait à peine moins d’une heure de jour comme marge de sécurité, avant le coucher du soleil qui tombe d’un coup sous les tropiques. On les guettait à l’horizon, par delà la pointe de l’île de Xefina et l’arbre de Noël, la bouée qui délimitait le chenal d’entrée du grand port de Maputo.

Les marins du Club, dans leur costume bleu suranné, s’empressaient de démarrer l’antique tracteur à moitié rouillé par les embruns, qui tressaillait alors dans une épaisse fumée noire. Ils se précipitaient ensuite sur la rampe en poussant la remorque du bateau qui arrivait. Le spectacle pouvait être divertissant si la marée et le vent s’étaient donnés le mot pour lever un peu de mer. Mais les marins comme nous les appelions, bien qu’ils n’aient probablement jamais mis le pied sur un bateau, se sortaient toujours avec dextérité de l’exercice. Ils se jetaient à l’eau pour accrocher la proue et guider le bateau vers la remorque pendant que l’un d’entre eux actionnait la manivelle du treuil à toute vitesse. Le tracteur tirait le tout vers les précieux hangars, que les heureux locataires n’auraient abandonnés pour rien au monde. En un tour de main, le bateau était vidé de tout équipement de pêche, de plongée ou de chasse sous-marine pour être rincé à grande eau. Et, clou du spectacle, de la pêche du jour.

Les premières fois que j’assistais à cette scène, je n’en croyais pas mes yeux. Parfois de toute petite barcasse vieillissante, équipée de moteur deux temps fumant l’huile brûlée, les marins sortaient des dizaines de poissons. Les plus gros faisait parfois ma taille ou plus, les plus petits auraient largement permis à trois personnes de se rassasier convenablement. Pour moi dont l’expérience se limitait à quelques bogues pêchés à la palangrotte en Méditerranée, c’était incroyable, presque miraculeux !

J’ignorais bien sûr presque tous les noms en français et encore plus en portugais. A peine si je reconnaissais des barracudas démesurés, de la taille d’un homme, dotés de tête énorme avec une mâchoire laissant apparaître des rangées de dents inquiétantes. Et les thons qui ressemblaient à des ballons de rugby hypertrophiés affublés d’une nageoire jaune, «atun yellow fin, maningue nice ! », comme les appelaient les spectateurs avertis, mélangeant l’anglais à un portugais africanisé. Bien évidemment, une personne seule n’aurait pu manger toute la pêche d’une journée. Aussi le fruit de la chasse sous-marine ou de la journée de traîne finissait sur les étals des marchandes du marché au poisson voisin du club. La vente du poisson permettait de payer l’essence et offraient aux commerçantes du marché voisin une matière première à négocier.

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C’est à cette occasion que je vis pour la première fois Zé Pescador. Il avait le box voisin de l’emplacement où je parquais mon Hobie Cat. Son bateau était un semi-rigide de type zodiac, rouge écarlate et jaune vif, qui partageait avec son propriétaire le nom de Pescador. Nous nous partagions les services du même marin, un colosse du nom de Miguel. 

Mais tous les marins donnaient un coup de main pour vider le bateau de Zé des multiples cannes de traîne, de fonds ou de jig, des mallettes de leurres de toutes formes et couleurs, des fusils sous-marins équipés de moulinet et de bouées de cuir, des combinaisons de néoprène qui avaient visiblement connues des jours meilleurs, des bouteilles de plongées hors d’âge à la peinture écaillée, des glacières où surnageaient dans la glace fondue des restes d’appâts congelés et bouteilles vides de boissons gazeuses.

Il faut dire que Zé était généreux avec sa pêche et qu’il ramenait toujours beaucoup de poissons. Aussi les marins faisaient pleuvoir un déluge d’eau douce sur remorque, bateau et équipements dans un va-et-vient frénétique du tuyau de plastique, provoquant une marre qui grandissait à vue d’œil. Le tout dans l’espoir de récupérer l’une des nombreuses prises qui s’alignaient par ordre de taille à même le sol, ce qui arrivait immanquablement.

J’étais très impressionné et intrigué tout à la fois. Qui était donc ce Zé Pescador à qui tout le monde souriait et venait serrer la main au retour de pêche ? Il avait à peu près mon âge. Mais comment faisait-il pour sortir en pleine semaine aussi souvent que le temps le permettait ? Ne travaillait-il pas ? Pourquoi avait-il un matériel aussi varié ? D’habitude, les gens sont soit plongeur, soit pêcheur à la ligne, soit chasseur sous-marin. Mais visiblement ce Zé semblait  pratiquer toutes ces activités à la fois, et au cours d’une même journée qui plus est.

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Je décidais de mener ma petite enquête en commençant par interroger Miguel qui semblait bien le connaître Zé, tout du moins pour ce qui concerne ses aventures maritimes.

« Tu sais pourquoi on l’appelle Pescador ? Ici tout le monde pêche. Et puis, ce n’est pas un professionnel non plus. »

« Oh Zé, il pêche depuis toujours. A dix ans, il passait déjà ses journées avec une canne à pêcher du bord. A l’époque, on pouvait attraper du gros depuis la Marginale : des carangues, des barracudas et même des requins. Une fois il en a attrapé un, de requin. La bête était plus grosse que lui. Il a eu un article dans le journal avec sa photo. Le journaliste avait titré Zé Pescador, ça lui est resté. » 

Ce n’était effectivement pas banal. Miguel, toujours tout sourire, aimait bien bavardé. Et là il tenait un bon sujet. Alors je le laissé parler. Pendant la guerre civile, sous le régime communiste, la nourriture était rare et soumise à quota. Pour celui qui n’avait pas d’accès à des devises, il était compliqué de se procurer du beurre, du lait ou des œufs par exemple. Zé grâce à sa pêche faisait du troc. Si les gens avaient besoin d’un poisson, on leur conseillait de voir avec Zé Pescador. Au début, il n’avait que sa canne à pêche. Puis il s’était procuré un fusil sous-marin. Et un premier petit zodiac à fond plat de quelques mètres avec un moteur de 25 CV. Et la chasse sous-marine au large, c’est vraiment plus facile que de pêcher du bord.

Miguel se souvenait d’une fois où il avait ramené une loche géante. Il mimait et expliquait à grand geste un poisson énorme, dont deux hommes auraient tout juste réussi à faire le tour du ventre en se joignant les mains. « Uma garoupa gigante ! » disait il avec des trémolos dans la voix. Deux cent kilos ou plus, il avait du se mettre à cinq pour la porter à l’arrière d’un pick-up. L’animal était si gros que l’on ne pouvait plus s’asseoir dans la benne. Dommage que maintenant la chasse de ces géants soit interdite par le Gouvernement, car cela faisait vraiment beaucoup de viande pour tout le monde. Je pensais que ce n’était pas plus mal, même si je me gardais de l’interrompre.

Miguel me conseillait d’aller visiter la collection de coquillages du Musée d’Histoire Naturelle. Je connaissais déjà le bâtiment que l’on ne pouvait manquer de remarquer avec son style manuélin, mélange de gothique et de mauresque. Et je me souvenais de la collection de fœtus d’éléphants à tous les stades de développement.

« C’est Zé qui est le responsable de la collection de coquillage. Les coquillages, c’est sa grande passion. »

C’était aussi grâce à Zé, me disait Miguel, que le club Maritimo avait plusieurs fois remporté le concours de pêche annuel. Voyant mon intérêt, il se fit un devoir de m’expliquer les règles de ce concours. Je ne suis toujours pas certain d’avoir bien compris mais voilà ce qu’il me disait. 

« Le concours de pêche, cela se joue sur une année, à raison d’un dimanche par mois environ. Il y a entre dix et vingt bateaux, avec leur équipage respectif, qui s’affrontent. Mais c’est surtout une lutte entre le Maritimo et le club Naval, son frère-ennemi ! Le départ est à cinq heure du matin, et les concurrents ont jusqu’à cinq heure du soir pour ramener un maximum de prises. A la sortie, chaque poisson est pesé par un Jury et chaque kilo donne droit à un certain nombre de point en fonction de l’espèce. »

Tout cela me paraissait bien compliqué. D’autant plus que Miguel me parlait de poids minimum pour chaque espèce, de pénalités et de bonus suivant la variété de la pêche, de la possibilité de relâcher les poissons après avoir pris une photo et de toucher ainsi un forfait. Je retenais deux choses : celui qui pêchait un poisson à rostre était pratiquement sûr de gagner, en tout cas de monter sur le podium. Et qu’il y avait un concours dans quinze jours.